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Tumulti e ordini

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Le blog de Thierry Ménissier


Machiavel, le débat de la fortuna et de la virtù (Chemins de la philosophie, 31/05/2022)

Publié par Thierry Ménissier sur 31 Mai 2022, 16:27pm

Catégories : #Philosophie et innovation, #Lectures

La Roue de Fortune, miniature médiévale de Maître de Coëtivy (Colin d’Amiens 1400-1450) grand maître enlumineur du XVe siècle. Source : https://www.moyenagepassion.com/index.php/tag/fortune/

La Roue de Fortune, miniature médiévale de Maître de Coëtivy (Colin d’Amiens 1400-1450) grand maître enlumineur du XVe siècle. Source : https://www.moyenagepassion.com/index.php/tag/fortune/

Je reviens sur cette bonne émission des Chemins de la Philosophie sur France Culture où à l'invitation de Géraldine Mosna-Savoye, le 31 mai 2022, j’ai eu l’opportunité d’approfondir la lecture du chapitre 25 du Prince de Machiavel intitulé « Combien peut la fortune dans les affaires humaines et de quelle façon on peut lui tenir tête ».

Si Machiavel est un auteur déconcertant, c’est notamment du fait de sa théorie des relations entre la virtù et de la fortuna. Le chapitre 25 du Prince traite précisément de cette question, sous une forme qui ressemble à si méprendre à un développement philosophique, peu commune dans l’œuvre machiavélienne si peu familière des standards (formels et théoriques) de la philosophie. Il s’agit d’un mini-traité dans ce qui se présente déjà comme un « petit ouvrage » (un opuscolo, cf. la célèbre lettre à Vettori du 10 décembre 1513) :

« Et comme Dante a dit : Il n'y a point de science si l'on ne retient ce qu'on a entendu, j'ai noté tout ce qui dans leurs conversations, m'a paru de quelque importance, j'en ai composé un opuscule de Principatibus, dans lequel j'aborde autant que je puis toutes les profondeurs de mon sujet, recherchant quelle est l'essence des principautés, de combien de sortes il en existe, comment on les acquiert, comment on les maintient, et pourquoi on les perd. »

Ce chapitre invite donc son lecteur à travailler sur une véritable miniature philosophique !

Je soutiens qu’on gagne à considérer ce morceau de bravoure comme un texte « topique », autrement dit comme un de ces rares « textes-symboles » de la philosophie tels que sont par exemple l’allégorie de la caverne, les passages chez Descartes du Malin génie ou du cogito, le passage de Rousseau sur l’état de nature ou encore la dialectique de la maitrise et de la servitude chez Hegel, etc. Rien de moins. Pourquoi placer si haut un tel passage ? A la fois du fait de son extraordinaire style (je parle du rapport entre le fond et la forme, qui produit un effet énergisant sur celles et ceux qui le méditent) et de son originalité théorique.

Machiavel y élabore en effet une théorie de l’action libre d’une très grande originalité, que pour ma part je qualifierai d’anti-philosophie de l’histoire. Il me semble que ce passage a joué et joue un rôle considérable pour toute une partie de la pensée politique occidentale – je n’écris pas, volontairement, de la philosophie politique occidentale, car je veux inclure dans ce cadre des auteurs que l’on considère souvent comme étrangers à la philosophie (tels Homère et Shakespeare, les historiens politiques de l’Antiquité ou les écrivains aventuriers contemporains : Conrad, London, ou encore Hannah Arendt, dont je rappelle qu’elle avait choisi pour elle-même le qualificatif de « penseur politique »), voire comme ennemis de la philosophie (tels que les sophistes).

Ce passage a joué et joue pour moi, à titre plus personnel, le rôle d’un ressort qui m’a permis d’apercevoir des sujets qui touchent au rapport de l’humain au devenir, de sujets que la philosophie considère traditionnellement comme n’étant pas les siens, et d’une manière qui n’est pas homogène à celle de auteurs classiques : par exemple celui de l’innovation (je renvoie à mon ouvrage de 2021), ou la question des transitions (dans mon travail en cours). Si je me considère moi-même comme un philosophe machiavélien, je le dois donc à un cadre de pensée décalé par rapport à la philosophie  moderne standard, j'ai eu dans ma carrière et dans mon activité plusieurs fois l'occasion d'en prendre conscience. Ce cadre de pensée, c’est justement celui qu’ouvre le chapitre 25 du Prince.

Or, ce chapitre est à la fois déconcertant et redoutable. En effet, il accumule les lieux communs de l’époque de la Renaissance (par exemple : le pouvoir de la fortune et l’appel à la vertu, la métaphore du torrent, l’image genrée et viriliste moralement scandaleuse de la domination des femmes), mais également vise manifestement à énoncer une position personnelle originale que Machiavel parait avoir réfléchie et savamment construite. Si ce texte passe fort légitimement pour un des seuls passages de toute l’œuvre de Machiavel formellement comparable à de la philosophie, c’est de manière malgré tout atypique puisque dans son œuvre, le Florentin pose certes des questions à portée philosophique mais sa manière de penser, le fond de ses arguments, ne sont pas du tout ceux avancés par les philosophes modernes lorsqu'il s'agit de penser ce genre de questions.

Certes, dans le chapitre 25, il apporte énormément de soin dans la construction logique du problème qu’il veut exposer, il mobilise de manière personnelle un concept appelé à un fameux destin dans la philosophie moderne, celui de libre-arbitre (dont les mentions dans les chapitre 25 et 26 sont d’ailleurs les seules occurrences dans toute son œuvre). Et pour autant, la position personnelle de l’auteur d'une part apparaît peu évidente, comme si – une nouvelle fois – il s’était efforcé de masquer sa véritable position, tant elle peut paraître extravagante ou choquante ; et de l'autre, elle ne rentre pas dans les modèles de la philosophie moderne de l'histoire, qu'il s'agisse de celui du progrès (Condorcet) ou du devenir dialectique (Hegel et Marx).

Trois interprétations, mobilisant des argumentations différentes, sont possibles pour ce chapitre. Le Florentin, rusé comme à son habitude dans son expression écrite, fournit en effet des éléments de lecture compatibles avec trois options interprétatives fort différentes les unes des autres. Rien d’étonnant à cette manière de brouiller les pistes en pluralisant les options. N’oublions pas, il adresse sa réflexion les adresse sous forme manuscrite à Laurent de Médicis, son premier lecteur – membre de la famille dont tout le monde sait qu’elle était hostile à Machiavel et à la cause philopopulaire « républicaine » qu’il servait personnellement. Du point de vue de ce que la critique littéraire nomme le pacte de lecture, la question générale du Prince, pour tout lecteur aussi joueur que l’était Machiavel lui-même (ou un peu attentif à la nature de ce qu’il lit !), c’est : « qu’est-ce qu’il est possible d’écrire en vérité à un adversaire politique à un moment de crise où la patrie est en danger ? »  (j’ai développé ces éléments méthodologiques à propos de "la lecture de position" impliquée par l'écriture du Florentin dans Machiavel, la politique et l’histoire de 2001).

Les trois options, certes distinctes dans leurs éléments constitutifs et même en partie contradictoires les unes avec les autres, s’intègrent pourtant assez aisément : la première interprétation possible correspond au premier niveau de sens où se situe le traité machiavélien, celui de la cosmologie qui traite de tous les êtres de l’univers (niveau signalé dans le texte par l’expression in universali), et que les deux suivants concernent plutôt le second, lorsque Machiavel réoriente explicitement le propos vers celui de la seule action humaine (§ 10 : a’particulari).

Première interprétation : celle inspirée par la philosophie naturelle de la Renaissance, qui revendique l’influence des astres et « du ciel » sur les affaires du monde et humaines.

Elle a pour elle l’évidence : dans ce chapitre, Machiavel reprend les éléments de langage de la tradition de la philosophie naturelle, en inscrivant sa réflexion dans un horizon socialement compatible avec la pensée de son temps. Ils lui permettent de signifier que les humains, par moments, sont explicitement accablés par des forces naturelles paraissant surnaturelles qui sont en réalité toujours présentes.

Quelques ressources pour approfondir une telle lecture :

Deuxième interprétation : celle qui voit le Florentin prendre position dans le débat de la capacité humaine à réellement agir (ce qui signifie ici : être véritablement agent de son action) dans un monde largement dominé par la contingence. Ce qui revient à discuter certaines positions aristotéliciennes très connues, telles que la définition du hasard et son examen comme cause agissante dans la nature, ou encore le débat sur « l’argument dominateur » du philosophe mégarique Diodore Kronos.

Difficile de ne pas soutenir l’interprétation qui voit en effet Machiavel travailler intellectuellement la question de la liberté d’action des humains dans un monde où les « futurs contingents » ouvrent à tous les possibles. Sur ce point Machiavel vise à affirmer le fait que la contingence est à la fois un obstacle et une ressource pour l’action libre.

Ressources pour approfondir cette orientation :

  • Aristote, De l’interprétation, 9, 18 a 27-19 b 5 : le débat avec les mégariques sur l’opposition des futurs contingents.
  • Aristote, Physique, II, 4-6, 195 b 30-198 a 13 : la définition du hasard (automaton) et de la fortune (tuchê qui pour Aristote se définit comme le hasard rapporté à ce qui se produit pour l’espèce humaine), et l’examen approfondi de leur valeur en tant que cause naturelle (qui conclut que, si hasard et fortune existent bel et bien dans la nature, ils ne peuvent être considérés comme des causes).
  • Miguel Vatter, « Chapitre XXV : l’histoire comme effet de l’action libre », in Th. Ménissier et YC Zarka, Machiavel. Le Prince ou le nouvel art politique (2001).
  • Pierre Aubenque, La Prudence chez Aristote (1962),

Troisième interprétation : celle qui s’appuie sur la distinction entre la prudence (ou sagesse pratique) et la virtù (énergie qui traverse les humains « ambitieux » au sens que donne à ce terme le Capitolo de l’Ambition) et qui tourne Machiavel vers la conception shakespearienne de la liberté, et, mieux encore, vers certaines formes de l’existentialisme (tel que celui d’Hannah Arendt, dont certains textes montrent qu’elle s’est inspirée de la virtù machiavélienne pour construire sa propre vision de l’action libre).

Cette interprétation a pour elle la force de la distinction entre la prudence et la vertu (très marquée par Machiavel), et les textes « littéraires » de Machiavel, moins contraints dans leur expression que Le Prince. Elle offre la possibilité de comprendre l’originalité de Machiavel en tant qu’auteur favorable aux personnes audacieuses qu’elles agissent dans le domaine politique ou ailleurs.

Sources disponibles pour cette interprétation :

  • Machiavel, Décennales (1506), Capitoli de l’Occasion et de l’Ambition.
  • Mon ouvrage Machiavel ou la politique du centaure (2010), en particulier le chapitre IV : « Le problème de Machiavel : le machiavélisme comme conscience tragique du politique ».
  • Leo Strauss, Pensées sur Machiavel (1952) : le blasphème initial de Machiavel est d’avoir substitué, sur le plan cosmologique, « le ciel » à Dieu, ce qui induit ensuite, sur le plan pratique, la revendication d’une vertu qui, pour Strauss, est le contraire de la vertu morale.
  • Cet extrait – que je trouve remarquable – du Journal de pensée d’Hannah Arendt (et qui dialogue très bien avec l'enregistrement de l'entretien qu'elle avait donné en 1974 et qu'on entend dans l'émission) :

 

« Liberté et événement : la source de la liberté, qui s'exprime par la spontanéité – pouvoir commencer une série à partir de soi-même –, est l'événement. C'est lui qui procure pour ainsi dire à la liberté le matériau à partir duquel seulement la spontanéité peut s'enflammer. C'est seulement dans l'événement lui-même, et à vrai dire indépendamment de toutes les considérations prévisibles, que se prennent les rares décisions fondamentales dont je sais qu'elles étaient libres, du fait que je ne peux pas les révoquer. Il n'est pas vrai que tout dans la vie soit irrévocable ; la plupart des choses sont révocables, peuvent être réparées, et ce précisément du fait que qu'on n'en a pas décidé librement mais sous la force de contraintes intérieures ou de circonstances extérieures. En les invoquant, on s'excuse également d'abroger, à juste titre, les décisions. On reconnaît la liberté au caractère irrévocable d'une décision prise. »

(Hannah Arendt, Journal de pensée, 1950-1973, trad. S. Courtine-Denamy, Paris, Le Seuil, 2005, Cahier IV (juin 1951), § 18, volume I, p. 112-113.)

J’aime la théorie machiavélienne pour plusieurs raisons. Par quelque bout qu’on l’a prenne, d’abord, elle invite au courage de faire face à l’adversité dans les situations « extraordinaires », et avec inventivité – capacité sans laquelle l’humain serait seulement un primate moins doué que les autres primates (ce qu’il est quand même souvent !). Ensuite, elle contribue avec générosité à nourrir l’idée qu’un.e responsable d’une organisation qui « fait le travail » a comme mérite de prendre sa part de la gestion des choses humaines, ce qui permet d’éviter le chaos. Enfin, elle invite les responsables/leaders – toute l’œuvre machiavélienne y invite, en fait – à favoriser dans les collectifs qui les entourent la créativité, car toute action humaine qui réussit me paraît être fondamentalement et toujours quelque chose de collectif.

je ne suis d'ailleurs pas seul à penser que ces points sont importants pour aujourd'hui. Un auteur sérieux et intéressant comme Philippe Silberzahn, par exemple, ne me semble pas s'exprimer autrement !

 Je soutiens donc que les trois options interprétatives évoquées plus haut gagnent à être combinées si l’on veut comprendre l’intuition du devenir qui habite les héros machiavéliens de notre temps, non seulement les personnalités politiques, mais également les personnes aventurières, résistantes et bien entendu innovatrices, dans toutes les acceptions possibles de ce dernier terme.

Ainsi que je le laisse entendre dans l’émission, je montrerai bientôt que mutatis mutandis, c’est-à-dire à condition de changer ce qu’il faut changer, ces éléments nourrissent également une pensée du régime temporel des transitions, qui est notre nouveau paradigme historique. Car malheureusement « l’extraordinaire » est devant nous. En attendant, louée soit la polyphonie machiavélienne, qui, dans cette situation, donne généreusement matière à penser sur la nouvelle possible renaissance !

 

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