Dominique Lecourt, 1996 : Prométhée, Faust, Frankenstein. Fondements imaginaires de l’éthique, Paris, Institut Synthélabo pour le progrès des connaissances / L.G.F. Biblio essais.
Je veux ici expliquer d'abord pour quelles raisons et dans quel esprit j'ai conçu le challenge Prométhée, et ensuite comment ce programme court envisage l'apprentissage à l'éthique pour les scientifiques et les ingénieur.es.
Le contexte
L’ingénierie constitue une puissance typiquement moderne, comme on peut également l’affirmer pour la science et pour l’État : le développement du rationalisme au XVIIème siècle a engendré ces trois formes de pensée et d’action par lesquelles l’humain promeut des outils et des œuvres efficaces et utiles. Souvent, la pratique des différentes formes de rationalisme, leur expression ordinaire dans les métiers de savant, d’ingénieur ou d’administrateur, peuvent fournir à leurs propres acteurs l’impression qu’une décision ou une action rationnelles effectuées dans les règles de l’art ne relèvent aucunement de l’éthique. Et d’ailleurs les formations académiques aux disciplines concernées reflètent cet état de fait : dans la grande majorité des cas (qu’il s’agisse des études supérieures en sciences, des écoles d’ingénieur.es ou des instituts de haute administration publique), elles ne comprennent pas d’enseignement éthique obligatoire.
Or, cette impression ordinaire s’avère trompeuse, pour des raisons à la fois structurelles et conjoncturelles. D’abord, depuis le début de l’époque moderne, l’insertion de la science, de la technologie et de l’action publique dans des sociétés complexes, leur action même, impliquent que les options qu’elles proposent doivent être justifiées du point de vue axiologique [2]. Elles se trouvent en effet toujours confrontées aux grands systèmes de valeur, religieux, idéologiques, politiques ou philosophiques, et doivent être justifiées en regard de valeurs à la fois socialement acceptées et défendables dans le cadre de la discussion publique. Ensuite, l’image favorable dont a bénéficié le rationalisme à l’époque du positivisme au XIXème siècle, que l’on parle ici du prestige de la science, de la confiance en la technologie ou de l’espoir mis dans l’action éclairante de l’État, tend aujourd’hui à pâlir. Des évolutions longues, plusieurs catastrophes industrielles majeures et des réactions émotionnelles violentes plus récentes encore dans le contexte de la crise environnementale nourrissent même une forme de défiance à leur égard. L’ingénierie semble particulièrement exposée à ces critiques, car elle s’exprime couramment, si l’on peut dire, par des développements industriels et entrepreneuriaux, soumis quant à eux à une logique de productivité et de rentabilité dans laquelle l’éthique ne rentre, bien entendu, que de manière secondaire. En d’autres termes, faute de préciser les valeurs éthiques qui animent les projets, la science et la technologie peuvent connaître aujourd’hui certaines difficultés de compréhension. Et cela au moment où les sociétés démocratiques évoluent vers davantage de transparence sur leurs valeurs fondamentales, par exemple concernant l’inclusion et l’équité, la parité femmes-hommes, la diversité sociale, le souci de l’environnement et la prise en compte des diverses transitions.
Il apparaît possible de remédier à cette situation en réfléchissant à la meilleure manière de pratiquer l’éthique lorsqu’on est ingénieur.e [voir Didier 2008 ; Flandrin & Verrax 2019]. Il est également possible de concevoir une formation à l’éthique adaptée à la future activité des scientifiques et des ingénieur.es, car effectuée selon des modalités intégrées à leur formation. Tel est le but visé par le challenge Prométhée.
Une formation à l’éthique courte et active
Le challenge Prométhée désigne une formation courte à l'éthique des ingénieur.es, reposant sur la pédagogie active et sur la créativité, qui vise le développement de :
- La prise de conscience des enjeux éthiques,
- La réflexivité et l’autonomie dans le jugement,
- La capacité à traiter des problèmes complexes notamment grâce à la créativité,
- La formulation d’évaluations éthiques par le débat collectif.
Via des ateliers et l'apport de la créativité associée à des connaissances en éthique appliquée, il vise 3 objectifs complémentaires ou opère sur 3 dimensions différentes. Il s'agit à la fois :
- de faire pratiquer l'éthique appliquée aux sciences et à l'ingénierie,
- de former à l'éthique pratique en favorisant une posture active et les mises en situation,
- d'animer le travail de la conscience face aux « grandes questions » qui relèvent de l’éthique générale.
Il privilégie la pédagogie active et le mode projet, aujourd’hui très familiers en particulier aux élèves ingénieur.es. S’il s’intitule « challenge » il n’est pourtant pas exactement un concours ludique comme l’est un « hackaton ». Afin de comprendre en quoi il est malgré un challenge, il convient de faire un détour par la figure de Prométhée : le challenge Prométhée est en quelque sorte le challenge de Prométhée.
Pourquoi Prométhée ?
En évoquant le nom de Prométhée, on veut en effet exprimer le fait qu’aujourd’hui les étudiant.es en sciences et les élèves ingénieur.es se trouvent potentiellement dans la situation vécue par le titan Prométhée selon la mythologie grecque. La légende de ce personnage est d’abord rapportée par Hésiode dans sa Théogonie [Hésiode 1993], puis paraît avoir inspiré de nombreux auteurs longtemps après lui, qui en ont proposé des déclinaisons variées, aussi bien en ce qui concerne les tragédies [Eschyle 1982] que la philosophie [Platon 1993]. Ces reformulations au long cours indiquent que tout se passe comme si le contenu de la légende constituait un continuel motif de méditation pour la civilisation des Grecs qui, avant les Romains qu’ils ont inspirés, furent de remarquables ingénieurs. Cette attention soutenue est sans doute liée, outre la valeur dramatique et le caractère spectaculaire du récit légendaire, à la gravité du propos du mythe. Elle tient elle-même à la nature du présent que Prométhée fit aux humains en le dérobant sur l’Olympe à l’insu des dieux. Redoutable car l’objet du présent, le feu, s’avère ambivalent : s’il constitue un efficace moyen de transformation de la matière, il est également potentiellement destructeur, et apparaît toujours dangereux, surtout s’il n’est pas maîtrisé. La possession du feu et de sa puissance ouvrirait la porte à ce que les Grecs anciens nommaient hybris [ὕβρις, hubris] : la tendance à l’excès, à la démesure, à la violence – elle favoriserait les comportements non maîtrisés et potentiellement destructeurs de la personne et de ses liens sociaux.
Deux remarques pour mieux comprendre l’importance de cette légende. D’abord, il est également intéressant de noter que le mythe grec de Prométhée paraît avoir des racines bien plus anciennes dans la culture archaïque indo-européenne. Tout se passe donc comme si les peuples du passé, avec sagesse, s’étaient transmis avec lui une sorte d’avertissement à l’égard de la puissance du feu, des conséquences de l’invention technique, du risque que prennent les humains en accueillant un tel présent [Vernant 1974 ; Briquel 1978].
Ensuite, tout mythe historiquement persistant se fonde sur une vérité profonde, qui se trouve probablement inscrite dans le cœur des humains. De par sa remarquable continuité, il est possible que le mythe ancien de Prométhée évoque des structures émotionnelles et mentales très ancrées. Le vol du feu, l’usage des techniques et des moyens matériels de l’action, l’émergence et la maîtrise du savoir technicien, l’essor de la puissance technoscientifique ne sont pas peu de choses pour des humains par ailleurs vulnérables et sensibles. Certains psychanalystes évoquent même une indépassable « culpabilité prométhéenne » qui serait inscrite dans le cœur humain [Azar 2015].
Dans l’histoire plus récente, le mythe est réapparu dans la culture populaire avec une force, une récurrence et une fécondité certaines, tant dans les romans depuis le « Prométhée moderne » de Mary Shelley écrit en 1818 [Shelley 1997] que dans les films à grand spectacle [Scott 2012]. Parce qu’il regroupe peut-être les « fondements imaginaires de l’éthique » de la science et de la technique [Lecourt 1996], ses nombreuses reprises traduisent son importance pour notre temps. Si bien qu’on pourrait dire que, dans l’esprit du mythe fondateur, les savant.es et les ingénieur.es d’aujourd’hui se trouvent « challengés » par le fait que la science et la technologie sont d’une puissance considérable, difficiles à maîtriser, souvent ambiguës dans leurs effets, potentiellement inquiétantes du fait de leurs impacts sur la société et sur la nature – en tout cas délicates à déployer. Selon la légende, le titan a été puni par Zeus pour avoir offert aux humains, avec le don du feu, à la fois transformateur et destructeur, des moyens d’une puissance disproportionnée avec leur pouvoir de maîtrise : enchaîné sur le mont Caucase, un aigle dévore son foie tous les jours. Dans un de ses travaux, Héraklès (Hercule) aurait réussi à abattre l’aigle et à libérer Prométhée. La formation à l’éthique que nous proposons vise à déployer des moyens, à favoriser des ressources permettant d’éviter ce genre de malédiction. Il ne s’agit non certes d’émanciper totalement Prométhée, ce qui le condamnerait peut-être à une existence débridée, mais bien de le délivrer en l’ayant rendu conscient de ses actes, responsabilisé et de ce fait mieux assuré dans sa propre démarche !
Un dernier point d’ordre général mérite d’être souligné : le challenge Prométhée ne vise pas à se substituer aux enseignements scientifiques et techniques dispensés dans les institutions supérieures. En effet, avec cette proposition de formation à l’éthique, on ne cherche pas à diminuer la part horaire des enseignements de spécialité, ni à imposer des cours d’éthique à des jeunes non tournés vers les études en sciences humaines et sociales. Sous une forme favorisant la créativité, on cherche à leur transmettre un état d’esprit et à les initier à une culture, ceux de l’éthique, elle-même appuyée sur la philosophie. Les apprentissages dispensés concernent l’éthique et sa pratique, mais également la culture générale et, à travers les multiples dimensions des divers exercices, le savoir-être nécessaire à la vie professionnelle.
Pratiquer l’éthique : mode projet et connaissances en théorie morale
La dimension des apprentissages à la philosophie morale via le transfert de connaissances ne doit pas disparaître au profit de la seule démarche de résolution des problèmes (Problem solving). Si nous faisons l’hypothèse que le sens éthique relève de la conscience ordinaire ou du bon sens de chacun, nous ne croyons pas que la réflexion éthique puisse être spontanée : elle doit être entrainée, et cela passe en particulier par l’acquisition des connaissances appropriées en philosophie morale et politique. Un des ressorts de la réussite d’une session du challenge Prométhée – et ce point représente également un des problèmes méthodologiques que les animateurs d’une session doivent constamment garder à l’esprit – concerne donc le rapport entre l’apport des connaissances (leur nature, leur quantité, leur forme) et l’activité de la réflexion à travers les ateliers. Ce problème concerne à la fois chaque module, et l’enchainement des modules, qui peut être scénarisé de manière variée.
Tout au long de chaque session du challenge, un équilibre doit donc être recherché par les animateurs entre le développement de la capacité à résoudre un problème et la réflexion nourrie par les connaissances éthiques et par l’expérience personnelle, réflexion qui ne saurait s’achever avec la formulation d’une solution ad hoc au problème examiné. Cette exigence produit un effet sur le type d’animation et la posture adoptée par les animateurs : ces derniers doivent disposer d’un minimum de connaissances en éthique, et se montrer capables de les mettre en œuvre, de les adapter aux problèmes examiner durant les ateliers. Ces connaissances gagnent elles-mêmes à être adaptées à la formation, qui demeure applicative. Et en tout état de cause, dans le cadre d’une pédagogie active, de l’état d’esprit visant la résolution de problèmes et des mises en situation dont se compose le challenge Prométhée, il n’est nullement questions de donner des leçons de morale, mais de permettre aux participant.es, grâce à l’apport de connaissances riches et variées, de forger leur propre jugement éthique par la discussion rationnelle, par l’élaboration de points de vue argumentés et éventuellement la confrontation entre ces derniers.
Je conclurai ce petit développement en soulignant le fait que, dans l'esprit dans lequel j'ai conçu ce programme de formation, est pleinement éthique le débat argumenté entre les différents systèmes à portée philosophique, sans aucune priorité de principe de certains sur d’autres. La pluralisation des points de vue contraint en effet les participant.es à clarifier les thèses importantes afin de comprendre les problèmes, à approfondir les conséquences de ces thèses, de ce fait à argumenter en connaissance de cause, et enfin leur permet de pouvoir choisir leurs propres options éthiques de manière explicite. Une telle démarche est exactement celle de l’éthique selon le rationalisme moderne, dont l’Éthique de Spinoza, inspirée par la démarche de l’esprit scientifique, a fourni dès la fin du XVIIème siècle l’expression la plus aboutie [Spinoza 2011].
Ce post reprend des éléments plus amplement développés dans le manuel du challenge Prométhée, déjà disponible au autoédition au format livre en version papier (version numérique à venir).
[2] L’axiologie, du grec ancien axia (valeur) désigne le domaine des valeurs, généralement entendu dans un sens éthique.