La composition des conatus
Dans quelle mesure, plus précisément pour notre propos, les conatus se composent-ils ? Comment est-ce même possible à partir de la définition de la substance individuelle définie par les
deux attributs de la pensée et de l’étendue et vouée à perdurer dans son être ? Spinoza l’explique dans le passage d’Ethique, IV, 18 scolie, qui met en lumière les relations entre
les concepts de puissance et d’utilité. Naturellement, l’individu augmente sa puissance d’agir par tous les moyens ; or Spinoza a reconnu la très grande importance du moyen de la composition
des conatus : chacun de nous augmente sa puissance d’agir en s’associant étroitement aux autres, les modes de l’association pouvant être très variés. D’une manière générale, il est
pour la substance aussi naturel que nécessaire de développer des associations qui permettent de la fortifier en tant que substance individuelle, tandis qu’il en existe d’autres qui
l’affaiblisse.
Pour comprendre plus exactement la relation entre la substance qui tend individuellement à se conserver et à accroître sa force d’une part et les associations d’autre part, il faut saisir l’inflexion que le livre IV provoque dans l’Ethique, en remarquant que le propos débute par la mise au premier plan de la catégorie de l’utilité. Est dit utile ce qui permet aux êtres de développer leur puissance ; l’utile à la recherche duquel nous assigne notre nature de substance individuelle, explique Ethique, IV, 18, scolie, c’est d’abord l’utile propre, ou « ce qui est réellement utile pour soi-même ». Cependant, cette mise en place de l’utile est contemporaine, notons-le, de la reconnaissance théorique des limites de la substance individuelle, sur laquelle des forces extérieures agissent, et qui n’est forte qu’à proportion du rapport entre elle et les causes extérieures agissant sur elle (cf. propositions 2 et 5). Par là Spinoza coupe court à toutes les interprétations qui enfermeraient pour ainsi dire la substance individuelle en elle-même : la substance trouve en dehors d’elle beaucoup de choses qui lui sont utiles. Cet effort de la substance vers autre chose qu’elle dans le but d’accroître sa force trouve dans la rencontre d’autrui un puissant auxiliaire :
« …Si, par exemple, deux individus entièrement de même nature se joignent l’un à l’autre, ils composent un individu deux fois plus puissant que chacun séparément. Rien donc de plus utile à l’homme que l’homme ; les hommes, dis-je, ne peuvent rien souhaiter qui vaille mieux pour la conservation de leur être, que de s’accorder tous en toutes choses de façon que les âmes et les corps de tous composent en quelque sorte une seule âme et un seul corps, de s’efforcer tous ensemble à conserver leur être et de chercher tous ensemble l’utilité commune à tous ; d’où suit que les hommes qui sont gouvernés par la raison, c’est-à-dire ceux qui cherchent ce qui leur est utile sous la conduite de la raison n’appètent rien pour eux-mêmes qu’ils ne désirent aussi pour les autres hommes, et sont ainsi justes, de bonne foi et honnêtes »1
Ce texte est très important parce qu’il considère le principe de la composition des substances comme intégralement déduit de ce que commande la raison à la substance individuelle douée d’appétit. L’« utile commun », selon un terme employé par Spinoza qu’emploie aussi Machiavel, se déduit donc du conatus en tant que rationnel. Comme tel, le Hollandais érige la dimension intersubjective en commandement de la raison, et fait de l’être-en-relation, de l’être social de l’homme, la conséquence de son être désirant aperçu sous l’angle de la rationalité. Parce qu’elle désire persévérer dans son être, l’individualité rationnelle est nécessairement socialisée ; mieux : l’accord des individus est un impératif rationnel, ou encore, la solidarité entre les êtres rationnels est un des effets naturels de la raison, accessible à tout être qui en est doté.
« Solidarité », en effet, du fait que les hommes, ajoute le scolie de la proposition 35 du livre IV, éprouvent « qu’ils peuvent beaucoup plus aisément se procurer par un mutuel secours ce dont ils ont besoin, et qu’ils ne peuvent éviter les périls les menaçant de partout que par leurs forces jointes » (je souligne). Est-ce à dire que la seule fin de l’association civile est utilitaire ? Si tel était le cas, on pourrait affirmer que Spinoza a procédé de la même manière que Platon lorsque celui-ci, dans la livre II de la République2, reconstitue la genèse utilitaire de la cité à partir des besoins, ainsi que les sophistes l’avaient probablement fait avant lui (voir par exemple la première partie du mythe de Protagoras dans le dialogue éponyme de Platon). Et l’on pourrait poursuivre le raisonnement en disant que, ce faisant, il a manqué ce qui fait la spécificité de la vie politique – elle est la vie collective sous la conduite de ce qu’il y a de plus haut en l’homme, et dépasse donc de très loin l’utilité3. De ce point de vue, le penseur hollandais ne serait pas allé plus loin que Hobbes, qui a reconstruit le droit de la cité sur la base du jeu des passions primitives, à commencer par le désir d’acquérir. Or, procéder ainsi avec une telle définition du conatus et une telle déduction de son plan social d’expression, c’est manquer complètement le sens de son propos. Spinoza s’oppose en effet catégoriquement à une telle réduction. La détermination de la supériorité de puissance de la composition des conatus constitue en effet, et malgré certaines apparences, à l’anthropologie hobbésienne et par suite à toute réduction utilitaire de la vie commune. Pour Hobbes, en effet, les hommes, qui sont tous à égalité dans la nature, sont mus par un égal appétit des choses désirables, et ils se retrouvent de ce fait placés par la nature dans une compétition pour obtenir ces objets de jouissance, ce qui les rend hostiles les uns vis à vis des autres4. On pourrait dire que l’appétit hobbésien sépare les hommes : la rivalité qui s’installe naturellement éloigne tellement les hommes qu’elle en fait des ennemis quasiment irréconciliables. Ils ne sont, de fait, capables de vivre ensemble que sous la condition de l’existence et de l’efficience d’une loi qui les tient tous en respect les uns des autres, et qui réglemente aussi bien l’usage de la violence que le rapport aux biens désirables. Pour Hobbes, la nature sépare les homme sur le mode de la guerre, et la loi consacre cette séparation en instaurant un droit armé. Tout au contraire, le conatus spinoziste les rapproche : être mu par l’intérêt de la raison, c’est tendre à entretenir avec autrui ces relations cordiales générales qui permettent à chacun d’exprimer sa particularité et d’augmenter sa puissance d’être affecté. On peut par exemple estimer que dans l’esprit de Spinoza la conversation, cet art éminent de la vie sociale (mais aussi ce vecteur privilégié de la pensée philosophique, ainsi qu’en témoigne la dialectique socratique), doit être considérée comme une tendance naturelle qui favorise l’accroissement de la puissance d’agir et la capacité d’être affecté – elle développe la raison, révèle la substance individuelle à elle-même, et lui fait éprouver des émotions qui lui permettent d’appréhender autrement ou plus finement la réalité dans laquelle elle évolue.
Il est permis d’ajouter une considération d’un autre type, qui achève de caractériser ce que signifie la déduction de « l’utilité » de la composition des conatus : la critique par Spinoza de la cause finale5 trouve sa corrélation dans la politique. La tendance naturelle des conatus à se composer dans le but d’accroître leur puissance d’agir ne relève pas d’une finalité qui traverserait la nature, mais d’une causalité efficiente. L’homme n’est pas voué par nature à une communauté idéale, et, en d’autres termes, le but de l’association humaine, ce n’est pas un bien transcendant, une concorde suprême ou une sagesse céleste, c’est la conservation et l’augmentation de la puissance d’agir. Les deux termes sont importants, et l’utilité poursuivie par la raison ne se résume pas à la conservation, car si nous nous en tenions à celle-ci, ce serait tomber de Charybde en Scylla, puisque nous retrouverions un schéma très hobbésien. Par « conservation », nous entendons en fait la possibilité de l’augmentation de la puissance d’agir et d’être affecté « utilement », c’est-à-dire conformément à la nature rationnelle et passionnée de l’homme.
Politique et philosophie se retrouvent dans une anthropologie fondamentale : il s’agit de faire devenir l’homme
ce qu’il est, et cela passe par une valorisation de la solidarité, laquelle s’exprime au plan social. La mise en place de la politique de la raison, cependant, n’est véritablement complète qu’à
partir du moment où l’on traite le problème dans les termes de la reformulation spinoziste du droit naturel.
1 Ethique, IV, 18, scolie, p. 237.
2 Platon, La République, II, 369 a sq.
3 Voir Aristote, Politique, III, 9, 1280 a.
4 Léviathan, chapitre XIII, : « De la condition naturelle des hommes en ce qui concerne leur félicité et leur misère », trad. p. 121-127.
5 Voir Ethique, I, appendice ; mais surtout IV, préface, p. 218.