1.2.2. Une redéfinition du droit naturel
« Vous me demandez quelle différence il y a entre Hobbes et moi quant à la politique : cette différence consiste en ce que je maintiens toujours le droit de nature et que je n’accorde dans une cité quelconque de droit au souverain sur les sujets que dans la mesure où, par la puissance, il l’emporte sur eux ; c’est la continuation de l’état de nature. »1
Dans ces lignes célèbres de sa correspondance, Spinoza se démarque de Hobbes sur la question du droit naturel. On pourrait dire de celle-ci qu’elle constitue le cœur théorique de la philosophie politique spinoziste ; les passages qui en traitent (Ethique, IV, 37 scolie 2 ; TTP, XVI ; TP, II) sont à bon droit considérés comme fondamentaux pour la doctrine tout entière.
Du droit naturel considéré en général
Qu’est-ce que le droit naturel, en dehors de la philosophie spinoziste ? Il s’agit d’un courant de pensée plutôt que d’une école tout à fait définie, dont la thématique a rapproché à l’époque moderne des philosophes, des juristes, des moralistes et des théologiens. Plus exactement, le droit naturel moderne a repris au droit naturel ancien une intuition fondamentale tout en la modifiant profondément. Pour les Anciens, comme on le voit en particulier chez Aristote, Cicéron et saint Thomas, il existe un ordre universel dans la nature, qui fournit à l’homme la base d’un canon de règles lui permettant, sur les plans religieux, éthique, juridique et politique, de conformer sa conduite à ce qui est objectivement juste et bon – ce canon, la raison est capable de l’appréhender lorsqu’elle contemple l’harmonie des choses, et lorsqu’elle fait retour sur elle-même dans l’expérience éthique ou religieuse. En accédant à la connaissance de la juste mesure des choses par contemplation et réflexion, l’homme dispose d’un étalon lui permettant de juger les lois instituées et positives, et éventuellement de leur résister légitimement, ainsi que l’explique Cicéron :
« Ce qu'il y a de plus insensé, c'est de croire que tout ce qui est réglé par les institutions ou les lois des peuples est juste. Quoi ! même les lois des tyrans ? Si les Trente avaient voulu imposer aux Athéniens des lois, et si tous les Athéniens avaient aimé ces lois dictées par des tyrans, devrait-on les tenir pour justes ? Pas plus, je pense, que la loi posée par le roi d'ici : le dictateur pourra mettre à mort et sans l'entendre tout citoyen qu'il lui plaira. Le seul droit en effet est celui qui sert de lien à la société, et une seule loi l'institue : cette loi qui établit selon la droite raison des obligations et des interdictions. Qu'elle soit écrite ou non, celui qui l'ignore est injuste. Mais si la justice est l'obéissance aux lois écrites et aux institutions des peuples et si, comme le disent ceux qui le soutiennent, l'utilité est la mesure de toutes choses, il méprisera et enfreindra des lois, celui qui croira y voir son avantage. Ainsi plus de justice, s'il n'y a pas une nature ouvrière de justice ; si c'est sur l'utilité qu'on la fonde, une autre utilité la renverse. Si donc le droit ne repose pas sur la nature, toutes les vertus disparaissent. Que deviennent en effet la libéralité, l'amour de la patrie, le respect des choses qui doivent nous être sacrées, la volonté de rendre service à autrui, celle de reconnaître le service rendu ? Toutes ces vertus naissent du penchant que nous avons à aimer les hommes, qui est le fondement du droit. »2
Le courant du droit naturel moderne – on peut mentionner les noms de Grotius (1583-1645) et de Pufendorf (1632-1694) – estime lui aussi qu’il existe une règle de vie qui s’impose à lui en raison de sa nature et qui est fondée dans un ordre universel. Cette règle apparaît nécessairement supérieure à la volonté du législateur humain, qui, s’il agit légitimement, doit y conformer toutes ses prescriptions. La modification capitale que les Modernes ont apportée à cette thèse est que, pour eux, la reconnaissance du droit naturel s’est faite par le biais de la revendication des droits naturels propres à l’individu. Cette inflexion touche aussi bien des doctrines philosophiques que les grands textes qui ont institué les conditions du respect des droits de la personne dans les sociétés européennes. Ainsi on pourrait parler d’orientation individualiste du droit naturel, nettement repérable dans les œuvres de Hobbes, de Locke, de Rousseau, voire dans celles de Kant. Et en ce qui concerne d’autre part les textes fondateurs du régime démocratique, les déclarations successives des droits individuels jalonnent la modernité et se confondent avec elle : Habeas corpus, Bill of Rights anglais de 1699 ; Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 ; Bill of Rights américain de 1791 ; et, dans une certaine mesure, Code civil de 1804. Des Anciens aux Modernes, on est donc passé d’une conception cosmologique du droit de nature (qui par certains aspects est une métaphysique, et par d’autres une théologie), à une conception anthropologique (qui s’exprime logiquement dans les dimensions morale et politique, la dimension juridique assurant une sorte de pont rationnel entre les deux).
Ici se dessinent les conditions théoriques d’une version standard du droit naturel moderne : aussi bien dans les textes fondateurs des droits de l’homme que dans l’œuvre de Locke, la transcendance des principes de justice fait que ceux-ci sont capables de guider l’action humaine et de doter l’individu empirique du statut irréductible de « personne ». Aussi pourrait-on intituler ce courant « droit naturel moderne éthique », ou « normatif », voire, dans sa version juridique, « déontologique ». Si l’on voulait fonder sur des textes philosophiques plus précis ce courant intellectuel, on pourrait renvoyer à ceux de Locke, qui mettent souvent en lumière le fait que l’individu est toujours capable d’en « appeler au ciel » [appel to heaven] dans le but déterminer si l’action qu’il s’apprête à réaliser pour assurer sa défense est juste ou injuste3. Par suite, les hommes raisonnables disposent d’un critère décisif pour évaluer si l’action du gouvernement auquel ils font ordinairement allégeance est légitime ou illégitime. En se tournant vers lui-même, en se fiant à ce qu’il « sent » en lui, le sujet moral lockien est capable de se déterminer à l’action juste, dans la mesure où sa conscience institue un dialogue avec des critères qui transcendent les commandements politiques illégitimes. Héritière sur ce point de la tradition réformée des « Monarchomaques », la théorie lockienne de « l’appel au ciel » délivre ainsi les conditions d’un droit individuel de résistance aux ordres illégitimes4.
Comment situer Spinoza dans cette tradition ? Rapprocher le système spinoziste et les thèses standards du jusnaturalisme moderne tel qu’on vient de le présenter ne semble pas du tout évident ; en première approximation, cela représente même une véritable gageure. En effet, nous avons d’un côté une philosophie de la puissance, qui s’appuie sur un pannaturalisme (il n’y a rien en dehors de la nature, dont la force est purement immanente à la substance individuelle, celle-ci étant une partie de la nature), et de l’autre un courant de thèses morales et juridiques qui ont en commun de se fonder sur l’existence d’un ordre de normes antérieur à l’expérience, voire transcendant l’individualité : ainsi qu’on le voit nettement dans le kantisme, la loi est la loi même si l’expérience individuelle ne s’y accorde pas – la loi morale, bien que perçue subjectivement, est en quelque sorte une transcendance intime. Il semble donc non seulement nécessaire de démarquer la pensée du Hollandais de la tradition jusnaturaliste, mais aussi d’opposer Spinoza et le jusnaturalisme ainsi présenté.
Le « droit de nature » selon Hobbes
Mais nous avons oublié une médiation fondamentale : nous avons omis de restituer dans ce tableau le bouleversement opéré par Hobbes dans la tradition du droit naturel. Avant le Léviathan de 1651, le De Cive de 1642 a opéré une modification fondamentale du jusnaturalisme, et il semble bien qu’on ne puisse comprendre ce que Spinoza veut dire lorsqu’il se réfère au jus naturale sans réintroduire la médiation hobbésienne (on a dit plus haut que Spinoza en possédait dans sa bibliothèque une édition de 1647).
La rupture qui s’est opérée entre le droit naturel classique ou ancien et le droit naturel moderne, Hobbes en assume en effet la responsabilité de manière presque totale : c’est lui qui a rompu avec l’idée formulée par Aristote selon laquelle « la cité est au nombre des choses qui existent naturellement », et ce à partir d’une reformulation de l’idée de nature. Celle-ci, chez Aristote, était conçue comme obéissant à un télos, à un but final capable de l’orienter. Au plan des affaires humaines, la théorie de la justice avait pour fonction – une fonction finalement métaphysique – de produire les corrections nécessaires pour faire vivre harmonieusement l’homme passionné avec ses semblables ; la justice des hommes, en dépit de ses variations, est naturellement conduite à retrouver l’ordre immuable des choses5. Pour Hobbes, une telle représentation de la nature obéit non à ce qui est, mais à ce qu’on voudrait qui soit, elle est le fruit d’un contre-sens sur la nature et sur la nature des hommes6. Nous avons expliqué comment Hobbes entendait construire une science de la nature inspirée de l’expérimentalisme galiléen et du mécanisme cartésien. Or, sur le plan des relations interhumaines, ces forces observables se nomment les passions, dont le penseur anglais veut inventer la science. Voilà ce que signifie très exactement la notion d’état de nature dont Hobbes a conscience qu’elle représente un néologisme : il s’agit de caractériser la position standard tenue par les hommes dès qu’on les saisit dans le jeu de leurs passions observables. Pour cette attitude méthodologique qui définalise littéralement l’existence humaine qu’avaient « finalisé » la pensée gréco-latine (dans le cadre d’une problématique éthico-politique du bonheur et de la justice) aussi bien que la pensée chrétienne (dans le cadre d’une problématique théologique du salut), nulle méchanceté naturelle n’habite les hommes passionnés, et il faut bien se garder d’une telle interprétation, fort suspecte car reposant sur une représentation de l’homme déchu : le méchant n’est qu’un « enfant robuste », dominé par ses passions7. Et bien qu’inégalement dominés par celles-ci, tous les hommes, dit Hobbes sont également susceptibles d’être saisis dans la même condition : ils sont placés à égalité de condition face à des maux qu’ils tentent de fuit pour survivre et face à des biens qu’ils tentent de s’approprier pour se conserver, et cette tendance à l’appropriation est leur inclination naturelle première. L’intelligence qu’ils ont de leur situation se confond avec cette tendance naturelle et se nomme « raison »8. D’où la déduction du droit de nature en ces termes :
« Il ne se fait rien contre l’usage de la droite raison, lorsque par toutes sortes de moyens, on travaille à sa conservation propre, on défend son corps et ses membres de la mort, ou des douleurs qui la précèdent. Or tous avouent que ce qui n’est pas contre la droite raison est juste, et fait à très bon droit. Car par le mot de juste et de droit, on ne signifie autre chose que la liberté que chacun a d’user de ses facultés naturelles, conformément à la droite raison. D’où je tire cette conséquence que le premier fondement du droit de la nature est que chacun conserve, autant qu’il peut, ses membres et sa vie. »9
Le droit de nature ainsi défini se confond avec la puissance naturelle que chacun a de s’emparer de tout ce qu’il désire, il est une puissance polarisé par le désir. Hobbes a remplacé la potestas divine – le pouvoir légitime de Dieu sur ses créatures, créant par l’ordre du monde une communauté ordonnée – par la potentia ou le power de chaque individu capable de s’imposer dans la nature10. A ce titre, Hobbes a profondément dévoyé la notion de droit qui lui était parvenue de la théorie jusnaturaliste : dans le monde d’avant l’état civil, il n’existe nulle norme à laquelle il serait juste de conformer l’action individuelle. A l’issue de cette première détermination, les « lois de nature », d’où se tire le savoir que les hommes ont de la nature et de leur condition, découlent de la relation entre le droit de nature et la réflexion ou « droite raison »11. La déduction de la nécessité de l’Etat se fait chez Hobbes à partir de la mise en lumière de la contradiction entre le droit de nature, qui commande aux individus de s’approprier les ressources propres à les conserver, et la loi de nature, qui commande de se conserver12.
Revenons maintenant à Spinoza. Sa position n’est pas sans évoquer celle de Hobbes, puisqu’elle ajuste manifestement le droit à la puissance :
« Par droit et institution de la nature, je n’entends autre chose que les règles de la nature de chaque individu, règles suivant lesquelles nous concevons chaque être comme déterminé à exister et à se comporter d’une certaine manière. Par exemple, les poissons sont déterminés par la nature à nager, les grands poissons à manger les petits, en vertu d’un droit naturel souverain. Il est certain en effet que la nature considérée absolument a un droit souverain sur tout ce qui est en son pouvoir, c’est-à-dire que le droit de la nature s’étend aussi loin que s’étend sa puissance [jus naturae eo usque se extendere, quo usque ejus potentia se extendit] ; car la puissance de la nature est la puissance même de Dieu qui a sur toutes choses un droit souverain [naturae enim potentia ipsa Dei potentia est, qui summum jus ad omnia habet]. Mais la puissance universelle de la nature entière n’étant rien en dehors de la puissance de tous les individus pris ensemble, il suit de là que chaque individu a un droit souverain sur tout ce qui est en son pouvoir, autrement dit que le droit de chacun s’étend jusqu’où s’étend la puissance déterminée qui lui appartient »13
Le TP, II, 4 confirme que le droit naturel n’est rien d’autre que la puissance de la nature : Spinoza partage avec Hobbes l’idée que le droit naturel relève de la totalité naturelle, mieux : qu’il révèle sa puissance. Les lois de la nature sont les règles d’après lesquelles il se produit des choses dans la nature ; la nature n’interdit que les choses impossibles ou les actions inexécutables (cf. TP, II, 18). Par « droit naturel », Spinoza entend donc ce qu’on pourrait nommer l’effectivité des performances d’un être donné, c’est cela sa potentia ; à ce stade du raisonnement de Spinoza, il faut reconnaître que celle-ci se démarque fort mal du power hobbésien. Tandis que nous avions rapproché puis distingué l’Anglais et le Hollandais sur la question du conatus, il semble que celle du droit naturel les rapproche tout simplement. Jarig Jelles, à qui répond la lettre de Spinoza cité plus haut, était fondé à demander des précisions sur la pensée du philosophe ; celui-ci, d’ailleurs, ne fait pas porter la différence entre Hobbes et lui sur ce qu’est le droit de nature, mais sur sa « localisation » ou sur son emploi, comme nous y reviendrons. Et de plus, en vertu de l’idée d’effectivité qui caractérise le droit de nature en tant que puissance, Spinoza s’inscrit dans le même courant que Hobbes, dans la mesure où son interprétation du jus naturale lui permet d’intégrer dans un même ensemble les passions et la raison, tandis que la version standard du concept aurait tendance à rejeter les passions hors de sa sphère, le droit naturel fournissant l’étalon d’une vie juste et tempérée. Le naturalisme de Spinoza achève même, pourrait-on dire, le bouleversement opéré par Hobbes sur ce point. Le droit naturel n’est plus, comme dans la tradition, quelque chose qui est capable de résister à la puissance (comme force brute), mais une manifestation de la puissance, où il faut entendre par « puissance » non une virtualité, mais ce qui traduit dans les fait le potentiel d’un être, sa force active sur le plan physique, ou son intelligence créative et réactive sur le plan psychique.
D’ailleurs, ainsi que l’extrait de TTP, XVI que nous venons de lire nous y invite expressément en posant l’équivalence de quatre termes (puissance de Dieu = puissance de la nature = lois de la nature = droit naturel des êtres), il convient de trouver à la source même de l’Ethique, dans le livre I qui constitue un traité De Deo, les conditions théoriques d’une telle réduction du droit à la puissance. Pour cela, il suffit de se tourner vers l’ensemble composé par les propositions 33 et 34 et leurs scolies, qui (i) attaquent la thèse selon laquelle Dieu se manifesterait dans la nature sur le mode d’une volonté libre (cf. surtout scolie 2 de la proposition 33), dans une position « futile » (trad. Appuhn) ou « puérile » (trad. Pautrat), et qui (ii) ramènent Dieu à la pure potentia : « La puissance de Dieu est son essence même » [Dei potentia est ipsa ipsius essentia, proposition 34]. Dans ces textes, Spinoza opère un travail comparable à ce qu’avait fait Hobbes quelques années avant lui : la volonté de Dieu n’est pas l’expression de la potestas, comme s’il était source d’autorité – elle est manifestation de la potentia, et par suite, on appellera Dieu ce qui est effectif, à savoir : tout ce qui existe relève de l’essence-puissance divine. C’est pourquoi, n’étant pas un empire dans un empire, l’homme qui est une partie de la nature, manifeste également une telle tendance à la puissance, mais selon une certaine essence finie, qui inclut aussi bien la raison que la passion, l’action aussi bien que le fait de subir les choses extérieures.
Aussi, d’une façon parfaitement iconoclaste par rapport aux thèses standards du jusnaturalisme moderne, mais tout à fait en convergence avec Hobbes, Spinoza affirme-t-il que le droit de nature inclut raison et passions :
« Si donc la nature humaine était disposée de telle sorte que les hommes vécussent suivant les seules
prescriptions de la raison, et si tout leur effort tendait à cela seulement, le droit de nature, aussi longtemps que l’on considérerait ce qui est propre au genre humain, serait déterminé par la
seule puissance de la raison [sola rationis potentia determinaretur]. Mais les hommes sont conduits plutôt par le désir aveugle que par la raison [Sed hominis magis caeca cupiditate,
quam ratione ducuntur], et par suite la puissance naturelle des hommes, c’est-à-dire leur droit naturel, doit être défini non par la raison mais par tout appétit qui les détermine à agir
et par lequel ils s’efforcent de se conserver [ac proinde hominum naturalis potentia, sive jus non ratione, sed quocunque appetitu, quo ad agendum determinantur, quoque se conservare
conantur, definiri debet]. Je l’avoue à la vérité, ces désirs qui ne tirent pas leur origine de la raison, sont non pas tant des actions que des passions humaines. Mais comme il s’agit ici
de la puissance universelle de la nature, qui est la même chose que le droit de nature, nous ne pouvons reconnaître en ce moment aucune différence entre les désirs que la raison engendre en nous,
et ceux qui ont une autre origine : les uns et les autres en effet sont des effets de la nature qui manifestent la force naturelle par où l’homme s’efforce de persévérer dans son être
[quandoquidem tam hae, quam illae effectus naturae sunt, vimque naturalem explicant, qua homo in sue esse perseverare conatur] ».14
Précisons enfin l’idée spinoziste de droit naturel en nous demandant : en quoi peut-on parler des droits individuels de nature dans une telle doctrine ? L’Ethique
écrit que « chacun existe par le droit suprême de la Nature, et conséquemment chacun fait par le droit suprême de la nature ce qui suit de la nécessité de sa propre nature, etc. » (IV,
37, sc. 2). En d’autres termes, en tant que les individus sont une partie de la nature, le droit de la nature semble les concerner en tant que sujets au second degré seulement. Mais il est
impossible de s’en tenir là, en sous-entendant que la conception spinoziste du droit de nature sacrifie en quelque sorte l’individu à la nature. Que Spinoza n’enferme pas le droit naturel dans
l’individu, c’est plus que certain ; sa position serait même ici fortement critique de tout individualisme juridique métaphysique, qui ferait de l’individu le porteur abstrait d’un ou de
droits intangibles (ainsi en va-t-il dans certaines conceptions triviales des droits de l’Homme). Mais le droit naturel, pour lui, est individualisé, et deux raisons peuvent être avancées pour le
montrer : (i) comme le dit le texte de TTP, XVI rapporté plus haut, « la puissance universelle de la nature entière n’est rien d’autre que la puissance de tous les individus
pris ensemble » ; en d’autres termes, il ne faut pas être victime d’une image de la nature qui en fait une abstraction mystique, une force qui serait partout et nulle part ; si
bien que (ii) on peut également affirmer que pour Spinoza, les individus dotés de droit naturel sont ceux qui manifestent la tendance naturelle à se conserver et à accroître leur
force.
C’est d’ailleurs ce que dit l’image animale, qui a son origine lointaine dans Varron, et son origine proche dans Juste Lipse et Boccalini, deux auteurs politiques du XVIème siècle qui sont, sans être explicitement machiavéliens, ont subi son influence15. Ce qui est certain, c’est que recourir à une thématique animale pour caractériser le droit de nature évoque à la fois le bestiaire machiavélien bien connu16, et l’image classique de l’homme « loup pour l’homme », reprise par Hobbes17. On pourrait ici se demander à quelle philosophie du droit correspond exactement une telle représentation du théorique du droit naturel ; nous traiterons plus précisément de la philosophie du droit recelée par la théorie spinoziste dans la troisième partie du cours, mais nous pouvons d’ores et déjà faire la remarque suivante. L’image animale donne à penser que dans une telle représentation, le droit naturel d’un être n’existe et ne peut être reconnu qu’à proportion de son efficience. Ce n’est que si l’individu manifeste effectivement sa puissance qu’il peut être dit exister par droit de nature ; conséquence possible : le droit, c’est ce qui s’institue sur le plan d’une action réelle, d’un engagement concret de la part des individus. On pourrait donc affirmer que le droit naturel des hommes se mesure au fait que ces derniers se battent pour le faire respecter, sur le plan des revendications comme sur celui de la mise en œuvre puis de la préservation d’institutions qui leur sont favorables.
Cette remarque en appelle une autre. Spinoza a en quelque sorte résorbé le droit naturel dans le conatus ; dès lors, si cette notion de conatus désigne tout ce qui se présente comme une unité substantielle en acte, ou plus exactement efficiente, et dans une expérience singulière, alors les individus ont un droit naturel pour autant qu’ils ont la force de persévérer dans leur être. Le droit naturel traduit sur le plan de ce qui pratiquement ou politiquement observable ce que le conatus dit des substances sur le plan métaphysique – et il est « subjectivé » autant que le conatus l’est. D’ailleurs, il existe une formulation différente proposée par le TTP, dans laquelle on peut peut-être déceler une inflexion de la théorie métaphysique vers une dimension « phénoménologique », ce qui serait convergent avec l’idée que le droit naturel est quelque chose comme la traduction historique ou empirique du conatus métaphysique. Le TTP, chapitre 16, écrit ainsi :
« …la loi suprême de la nature est que chaque chose s’efforce, autant qu’il est en elle, de persévérer dans son état, et cela sans tenir compte d’autre chose que de soi seulement [lex summa naturae est, ut unaquaeque res in suo statu, quantum in se est, conetur perseverare, idque nulla alterius]. »18
« En son état », et non « en son être ». Comment comprendre la différence entre les deux
termes ? On pourrait dire, ainsi que le propose Laurent Bove19, que la
différence dans l’expression tient au fait que dans le second passage Spinoza traite des êtres particuliers de la politique, et non de la manière dont les êtres sont en général traité par la
métaphysique ; ces êtres sont des existants, définis par certains usages, certaines traditions – ils sont dans un certain état du fait de cette existence pratique, qui caractérise leur
être. A ce titre, le droit naturel est un concept qui chez Spinoza décrit les effets historiques ou pratiques de l’expression des conatus, en désignant tout à la fois la force
et le droit des êtres (individus, nations historiques, confédérations de nations, empires) qui manifestent une certaine unité par l’action. Dans une conception des relations historiques qui
apparaît radicalement réaliste, attentive à l’empiricité historico-politique, Spinoza écrit que « la nature ne crée pas des nations, mais des individus »20 – les nations se distinguent les unes des autres « par la seule
diversité de la langue, des lois et des mœurs reçues » : il s’agit donc bien de saisir par une étude historique l’unité dynamiques d’êtres qui se réalisent par l’action. De sorte que la
philosophie politique spinoziste promet de se révéler tout à fait féconde sur le plan heuristique, sur le plan de l’élucidation des phénomènes politiques dans leur grande diversité (par exemple
en ce qui concerne des phénomènes aussi variés que les attitudes de gouvernance et les conduites de subordination, les mouvements de masse, les passions dominantes dans tel ou tel contexte
social, etc.).
1 Lettre 50 à Jarig Jelles (2 juin 1674), p. 283.
2 Cicéron, Des Lois, I, 15, trad. Ch. Appuhn, Classiques Garnier, 1965, p. 225.
3 Sur la thèse lockienne de « l’appel au ciel », voir précisément Second traité du gouvernement, chapitre III, § 21 ; XIV, 168 ; XVI, 176 ; et XIX, 241.
4 Sur cette filiation, cf. l’ouvrage magistral de Mario Turchetti, Tyrannie et tyrannicide de l’Antiquité à nos jours, Paris, P.U.F., 2001, particulièrement le chapitre XXIII : « Puritanisme et tyrannie », p. 58-609.
5 Cf. Ethique à Nicomaque, V, 10, 1134 b : « La justice politique elle-même est de deux espèces, l’une naturelle, l’autre légale. Est naturelle celle qui a partout la même force et ne dépend pas de telle ou telle opinion ; légale, celle qui à l’origine peut être indifféremment ceci ou cela, mais une fois établie s’impose ».
6 Voir De cive, Ière section : « La liberté », chapitre I : « De l’état des hommes hors de la société civile », § 2, trad. p. 90, la réfutation de la thèse selon laquelle l’homme est un dzôon politicon, un animal politique, et la note de Hobbes, p. 93-94 ; sur les animaux et la sociabilité, voir également II : « L’empire », ch. V : « Des causes et comment se sont formées les sociétés civiles », 5, p. 142-143..
7 De cive, préface, trad. p. 72-73.
8 Cf. Ibidem, I, II, : « De la loi de nature en ce qui concerne les contrats », § 1, note de Hobbes, p. 102-103 : « Par la droite raison en l’état naturel des hommes, je n’entends pas, comme font plusieurs autres, une faculté infaillible, mais l’acte propre et véritable de la ratiocination, que chacun exerce sur ses actions, d’où il peut rejaillir quelque dommage, ou quelque utilité aux autres hommes ». La raison est « droite », précise Hobbes, parce qu’elle est un guide sûr pour se conserver, en évaluant judicieusement les relations des participants dans le jeu qui les relie. En quelque sorte, Hobbes est le premier utilitariste : la raison est ce qui apparaît à l’individu lorsqu’il prend conscience que ses actions (i) sont inscrites dans un monde qui leur résiste, (ii) produisent des effets utiles ou néfastes à lui-même et aux autres. Il y a ici une inscription pragmatique de la raison dans le monde.
9 Ibidem, I, I, 7, p. 96 ; comparer Léviathan, ch. XIV, trad. p. 128 : « Le droit de nature [right of nature], que les auteurs appellent généralement jus naturale, est la liberté qu’a chacun d’user comme il le veut de son pouvoir propre, pour la préservation de sa propre nature [is the Liberty each man hath, tu use his own power, as he will himselfe, for the preservation of his own Nature], autrement dit de sa propre vie, et en conséquence de faire tout ce qu’il considérera, selon son jugement et sa raison propres, comme le moyen le mieux adapté à sa fin ».
10 La qualification la plus générale du power se trouve en Léviathan, chapitre X, trad. p. 81 sq. Sur les relations complexes entre les termes de potentia/power et de potestas, cf. Luc Foisneau, « Le vocabulaire du pouvoir », dans Yves Charles Zarka, Le vocabulaire de Hobbes, op. cit., p. 83-102.
11 C’est le travail qu’opèrent les chapitres II et III du De Cive.
12 Sur la question de la nature
et de la portée du droit naturel moderne interprété à partir de la reprise si particulière du droit naturel classique par Hobbes, Droit naturel et histoire de Leo Strauss ([1953],
trad. fr. M. Nathan et E. de Dampierre, Paris, Plon, 1954 ; Flammarion, « Champs », 1986) est un ouvrage fondamental. Il s’agit en effet pour le philosophe américain d’analyser
les conditions théoriques et les enjeux moraux, politiques et philosophiques du droit naturel moderne en regard de la rupture avec sa version classique ; cependant, Strauss, en philosophe
contemporain fortement critique de la Modernité, met en question qu’il existe effectivement un « droit naturel moderne » et met à rude épreuve les doctrines de Hobbes, de Locke et de
Rousseau. Pour Strauss, l’inflexion individualisante du droit naturel moderne a littéralement ruiné la possibilité de disposer d’un critère d’évaluation du juste et de l’injuste, car ce critère
ne saurait se déterminer que dans un ordre transcendant l’individualité, voire seulement dans la représentation de la nature comme « kosmos », c’est-à-dire comme monde
harmonieusement hiérarchisé dans lequel chaque être occupe la place qu’il doit occuper. Or, la modernité s’est précisément définie par la mise en question radicale d’un tel ordre, en installant
le paradigme de l’histoire à la place de celui de la nature (sur ce basculement, voir également les trois premiers articles rassemblés dans Leo Strauss, Qu’est-ce que la philosophie
politique ? [1959], trad. Olivier Sedeyn, Paris, P.U.F., 1992). Que penser de cette critique radicale ? Et par suite comment se représenter l’idée d’un droit naturel
moderne ? L’interprétation straussienne est intéressante en ceci qu’elle rend tout à fait compte d’une difficulté majeure de la modernité, à savoir de la difficulté d’instituer à partir de
la subjectivité une règle éthique incontestable ; cependant, elle présente une faiblesse fondamentale, en ce qu’elle « aligne » les penseurs de la modernité, comme si leurs
œuvres découlaient toutes du Léviathan, et avant lui du Prince de Machiavel. Parce qu’il est lu de la sorte, Locke, par exemple, ne paraît avoir chez Strauss la moindre chance
de défendre son « libéralisme déontologique », dont la particularité est qu’il se fonde sur des éléments très forts de la théologie puritaine, qui affirment la valeur de la discipline
morale individuelle, le caractère sacré du respect de la nature, ou encore le primat de la communauté sur l’individualité (voir sur ce point l’ouvrage décisif de John Dunn, La pensée
politique de John Locke [1969], trad. Jean-François Baillon, Paris, P.U.F., 1991).
13 TTP, XVI, p. 261-262.
14 TP, II, 5, p. 16, c’est moi qui souligne.
15 Références dans la note ad loc. de l’édition du TTP par P.-F. Moreau et J. Lagrée.
16 Cf. Le Prince, XVIII, § 5 sq. : le centaure, le lion et le renard.
17 De cive, épître dédicatoire au comte de Devonshire, trad. p. 83.
18 TTP, XVI, p. 262.
19 Laurent Bove, « De la prudence des corps. Du physique au politique », introduction au Traité politique, Paris, L.G.F., 2002, p. 47.
20 TTP, XVII, p. 295.