2.2. L'efficience socio-politique des passions :
2.2.1. La loi de l’imitation affective :
Première perspective, le dynamisme propre des passions conduit à les envisager comme l’instrument de la puissance individuelle et collective ; c’est ce que l’on peut identifier comme la « loi de l’imitation affective », mise à jour dans le fil de l’analyse spinoziste du livre III de l’Ethique, et qui vaut, selon l’expression de Matheron, comme une sorte de « conatus global de cette communauté humaine qui se cherche »1. On pourrait affirmer que parce qu’il procède de la sorte, Spinoza s’éloigne de Descartes et se rapproche d’Aristote. En effet, le fameux Traité des passions de l’âme du premier procède à une analyse physiologique des passions, qui le tire vers ce que nous nommons aujourd’hui les neurosciences, vers une réduction de la passion aux processus de la vie douée de sensation. Le second, en revanche, incline vers une approche que nous nommerions sociologique. Aristote, dans le livre II de la Rhétorique (qu’on appelle parfois la « Rhétorique des passions »), avait suggéré que les passions constituent un langage social ; par là, il avait exprimé l’idée selon laquelle la socialisation – le simple fait que les hommes vivent communément ensemble – suffit pour engendrer une riche vie passionnelle, ce qui signifie que le vivre ensemble ne peut jamais être seulement pensé en tant que contiguïté, mais qu’il faut le concevoir dans les termes d’une « collectivité pathique », voire dans certains cas d’une « communauté pathique ». Spinoza s’inscrit à la suite d’une telle intuition, et propose en quelque sorte un schème de compréhension des logiques structurant cette collectivité/communauté. Ethique III, 27 contient la formulation synthétique de ce schème, qui est ensuite longuement développée dans les trois corollaires et démonstrations qui la suivent :
« Si nous imaginons qu’une chose semblable à nous et à l’égard de laquelle nous n’éprouvons d’affection d’aucune sorte éprouve quelque affection, nous éprouvons par cela même une affection semblable ».
Véritable « opérateur de constitution des affects »2, la loi de l’imitation affective repose sur l’activité de l’imagination, laquelle fonctionne vis à vis d’autrui sur un triple mode : selon la logique du rapprochement empathique, celle de la compétition indirecte (ou médiatisée par la possession des biens et l’investissement de situations sociales), et celle de l’identification symbolique.
Spontanément aussi bien qu’implicitement, nous ramenons les autres à nous, nous nous rapportons à eux sur le mode pathique ; par suite,
« si nous imaginons quelqu’un de semblable à nous affecté de quelque affection, cette imagination enveloppera une affection semblable de notre corps. Par cela même donc que nous imaginons qu’une chose semblable à nous éprouve quelque affection, nous éprouvons une affection semblable à la sienne »3.
Il existe donc ici un double jeu de l’imagination : elle nous porte à croire qu’autrui est mû par les mêmes affections que nous, et à éprouver ce qu’il est censé éprouver. Spinoza ajoute que cette imitation a lieu en fonction de la tristesse (entendue comme passage de l’homme d’une plus grande à une moindre perfection) ou de la joie (passage d’une moindre à une plus grande perfection4), et selon la haine (à savoir la tristesse qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure, qui se produit lorsque l’individu se représente une cause extérieure dont il pense qu’elle va amoindrir sa puissance d’agir) ou l’amour (la joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure, ou lorsque l’individu pense qu’elle va augmenter sa puissance d’agir5). La vie affective, dans sa diversité, découle de l’imagination ainsi polarisée par ces deux couples fondamentaux ; c’est-à-dire qu’elle est à la fois liée au conatus (notre puissance d’agir augmente ou diminue : ce sont la joie et la tristesse) et à la dimension d’autrui, toujours déjà présente dans notre constitution (nous nous représentons les causes extérieures comme capables d’augmenter ou de diminuer notre puissance d’agir : amour et haine). La vie affective est donc en quelque sorte l’œuvre de la rencontre d’autrui pour un être dont l’essence n’est pas donnée, se réalise dans l’expérience et, pourrait-on ajouter, en fonction des degrés d’intensité de la passion vécue. Plus précisément parlant, la rencontre intersubjective est le motif de la naissance des affections, ou elle en est la cause indirecte, tandis que sa cause à proprement parler, ou sa cause directe, est à rechercher du côté de la faculté de la substance individuelle humaine à être affectée de manière pathique. Les affections sont en effet toujours l’œuvre personnelle d’une substance individuelle, sa création propre, elles ne sont ni purement nécessaires en tant que mécaniques ou physiologiques (si elles naissaient du corps considéré de manière unilatérale), ni purement contingentes en tant que produites par la rencontre circonstanciée d’autrui. Les affections, dans leur diversité, reposent sur un travail imaginatif de la subjectivité à partir du principe de l’imitation.
Ainsi, l’imitation se décline respectivement comme commisération ou pitié, et comme émulation, selon qu’elle est déterminée par la tristesse ou par la joie ; la pitié vient du rapprochement affectif avec autrui selon l’imagination, en considérant que la misère dans laquelle il se trouve va diminuer notre puissance d’agir, tandis que l’émulation vient d’un même rapprochement, mais en considérant que la grandeur qui est la sienne va augmenter notre puissance. A partir de la double polarité pitié/émulation, Spinoza reconstruit la logique de la vie affective intersubjective : les affections sociales sont déduites de la composition imaginative des subjectivités en fonction de la joie et de la tristesse d’une part, de l’amour et de la haine de l’autre. On peut alors juger de la fécondité de la manière spinoziste en considérant le nombre et l’importance des affections qui sont produites par ce raisonnement génétique. En en constituant en effet la liste, on constate alors la très grande force heuristique de la théorie spinoziste ; si l’on suit le raisonnement, apparaissent successivement :
l’humanité,
la louange,
le blâme,
le contentement de soi,
le repentir,
l’orgueil,
la mésestime de soi,
la jalousie,
la honte,
la frustration,
l’envie,
l’avarice,
l’ambition,
la colère,
la reconnaissance ou gratitude,
la vengeance,
la cruauté ou férocité,
la clémence,
l’espoir,
la crainte,
la peur,
l’audace,
l’intrépidité,
la pusillanimité,
le repentir,
l’étonnement,
la consternation,
la vénération,
l’horreur,
la ferveur,
le mépris,
la dérision,
le dédain,
l’humilité,
l’amour-propre ou contentement de soi,
la gourmandise,
l’ivrognerie,
la lubricité,
la tempérance,
la sobriété,
la chasteté,
la force d’âme,
la fermeté
la générosité
la présence d’esprit dans les périls,
la modestie,
le dégoût,
la lassitude, et d’autres affections secondaires apparaissent naturellement dans le rapport entre les hommes, moyennant le travail constant de l’imagination des uns envers les autres.
Il y aurait beaucoup à dire sur cette manière de déduire les affections. On notera ici simplement quelques points importants :
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La liste comprend de manière unitaire deux ordres de faits traditionnellement séparés : les passions d’une part, les vertus et les vices de l’autre. La crainte, la honte, la colère, l’audace sont des passions (i.e. des sentiments qui nous viennent de l’extérieur et dont nous ne maîtrisons pas la naissance) ; l’orgueil, la jalousie, la vengeance, la cruauté, l’avarice, la gourmandise, la lubricité sont des vices, dont certains considérés par la tradition biblique comme des péchés capitaux ; la clémence, l’espoir, l’humilité, la tempérance, la chasteté, la force d’âme, la générosité, la modestie, sont des vertus, certaines étant même des vertus cardinales (considérées comme principes ou supports des autres du point de vue de la tradition antique) ou des vertus théologales (considérées pareillement du point de vue de la tradition biblique). Il est nécessaire d’apprécier la manière spinoziste à sa juste valeur : en déduisant de la sorte de la tendance du conatus, de sa capacité à être affecté et du travail de l’imagination des affections particulières nombreuses et variées, le philosophe hollandais réalise le projet d’un rationalisme intégral se situant « par delà bien et mal ». Il s’agit de concevoir la logique de toutes les affections qui constituent la vie effective des sujets dans leurs relations mutuelles, non de juger ces affections. Si bien qu’en un certain sens, parce qu’elles sont toutes effectives, peut-on dire qu’elles sont toutes bénéfiques ? L’affirmer catégoriquement serait sans doute quelque peu forcé, mais, dans l’esprit de la déduction spinoziste, une telle position n’est pas impossible ; à tout le moins, certaines affections augmentent la puissance d’agir singulière et collective, tandis que d’autres la diminuent. On pourrait de ce fait considérer que Spinoza propose à son lecteur une nouvelle grille d’évaluation du rapport entre passions (i.e. la matière brute des sentiments vécus) et vertus/vices (i.e. la matière des sentiments vécus « raffinés » par une axiologie, qu’elle soit d’origine religieuse ou philosophique). Serait alors réellement une vertu l’affect qui augmente la puissance individuelle et/ou collective d’agir, serait réellement un vice l’affect qui les diminue. La liste et le raisonnement qui l’établit auraient donc une grande force critique, puisqu’ils sont susceptibles de reconfigurer totalement la carte de la vie morale.
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Pour Spinoza la pitié procède initialement de la tristesse ; par conséquent, si ces effets sont socialement bénéfiques, si elle rapporte l’homme à l’homme sur le mode de l’assistance et de la solidarité, Spinoza ne la considère nullement comme une vertu au sens moral, mais comme le développement d’un affect de l’imagination, qui en quelque sorte attire le conatus vers le bas, en le faisant éprouver par l’imagination la misère d’un conatus affaibli. Si bien que le sage spinoziste n’éprouve nullement la pitié ; celle-ci est un affect qui ne le concerne pas. Dans une société qui serait régie par la raison, ajoute Spinoza, la charité (qui découle de la pitié) serait l’affaire de l’Etat, et non des citoyens6. Non seulement, en effet, la pitié est un affect de faiblesse, mais de plus elle ne dure qu’un temps dans l’individu, et l’Etat sera plus efficace avec les membres de la société qui se trouvent dans le besoin.
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En revanche, les affects d’ambition et de gloire sont bien plus structurants, en tant qu’ils expriment concrètement l’émulation, et rapportent l’homme à l’homme de manière passionnément rivale. La logique de l’émulation est particulièrement intéressante, en ceci qu’elle dote la société d’un dynamisme passionnel qui lui permet de fortifier les conatus par ce qu’on pourrait nommer de « mauvaises raisons », du fait que l’homme agit et renforce sa puissance d’agir sous l’influence de passions et de l’imagination, et non de la raison proprement dire. Hegel, comme on sait, évoque la « ruse de la Raison », qui utilise la passion pour se réaliser dans l’histoire7 ; si la thèse hégelienne n’impliquait un usage du négatif (pierre de touche de la dialectique) totalement étrangère à l’idée spinoziste de la nature, on pourrait dire que pour Spinoza, il existe une « ruse de la passion », qui fortifie les conatus à partir de l’imagination (laquelle délivre pourtant des idées confuses voire inadéquates), tandis que seule la raison délivre des idées adéquates aptes à fortifier directement les conatus puisque par elle ils passent de la passion à l’action.
On peut approfondir ce point en focalisant notre analyse sur la notion de gloire. En la traitant comme il le fait, Spinoza retrouve quelque chose de la tradition latine païenne, qui la valorisait en tant que vertu éminemment sociale : le glorieux est celui qui, par ses hauts faits, mérite un surcroît de reconnaissance de la part d’autrui, il appelle l’admiration de ses concitoyens par la manifestation de ses vertus au moment opportun (par exemple au combat). Du point de vue qui est celui de Spinoza, il faut parler à propos de la gloire d’une illusion à la fois structurante pour l’individu et féconde pour la société. Le philosophe déclare : « Plus grande est l’affection que nous imaginons que la chose aimée éprouve à notre égard, plus nous nous glorifierons » (proposition 34). Dans la passion de gloire, nous imaginons qu’autrui nous considère comme grand ; nous projetons donc par imagination sur nous-mêmes une certaine grandeur que nous prêterait autrui, et par là nous nous fortifions par imagination. L’impression de gloire résulte donc d’un travail de construction de notre propre éminence, et par conséquent d’une « autoglorification ». Or, ainsi que l’explique la démonstration de la proposition 34, cette autoglorification ne doit pas (ou pas seulement) être comprise comme un sentiment de délectation intime, mais elle engendre un véritable travail de la subjectivité à l’égard d’autrui, lequel fait office de relais nécessaire en vue d’une reconnaissance certes illusoire ou hypothétique (car il n’est pas certain qu’autrui nous prête effectivement autant de crédit que nous croyons), mais qui est bel et bien une reconnaissance de soi par soi qui peut avoir des effets positifs sur le conatus. Ici, l’on pourrait établir une comparaison avec ce que Rousseau écrit au sujet des relations entre l’amour de soi et l’amour-propre, par exemple dans le développement qui constitue le début du livre IV d’Emile : l’amour-propre consiste à attendre d’autrui qu’il nous regarde comme nous voudrions être, et non tel que nous sommes ; il consiste par conséquent en une stratégie de dédoublement très dangereuse pour l’authenticité, mais cependant inéluctable lorsque le moi se socialise dans la phase d’adolescence, véritable seconde naissance de l’individu8. Parce qu’il confère une autre importance au travail constitutif de l’imagination, Spinoza estime que les passions ont une vertu de socialisation même dans la mesure où elles produisent des satisfactions imaginaires et même si elles sont des représentations confuses ou inadéquates de ce que nous sommes en réalité. Ce qui est aperçu par Rousseau comme un dédoublement préjudiciable à la subjectivité sert d’une certaine manière celle-ci, pour Spinoza : la constitution d’un « soi » par le jeu socialisé des passions est une réalité positive qui a une importance considérable.
Afin de comprendre cette importance, il est nécessaire de faire plus explicitement référence à la tendance à la reconnaissance, dont la philosophie contemporaine a montré les enjeux qu’elle recouvre dans une démocratie9. Par sa théorie de l’imitation, on pourrait dire que Spinoza a exploré de manière originale certaines voies de la reconnaissance, du fait notamment de sa mise au premier plan de la valeur sociale de l’ambition et de la compétition symbolique qu’elle permet de penser. Alexandre Matheron suggère que le développement spinoziste de ce thème a son origine dans la lecture du chapitre XX du Léviathan, dans la détermination par le philosophe anglais de la relation dominant-dominé dans la « république d’acquisition ». Une telle filiation est possible, à condition de considérer que le philosophe hollandais a totalement réinterprété le schéma de la relation de subordination dessinée par le penseur anglais, et qu’il l’a complexifiée au point de la dévoyer complètement. Chez Hobbes, en effet, la question de la reconnaissance paraît entièrement subordonnée au rapport de domination ; l’Anglais établit une relation structurelle entre le fait d’avoir la vie sauve et le devoir d’obéir à un maître magnanime. Une telle manière caractérise les deux modes de la « république d’acquisition » [Commonwealth by Acquisition], à savoir les « dominations paternelle et despotique » [paternall and despoticall dominion] au chapitre XX du Léviathan :
« La domination qu’on acquiert en subjuguant, en remportant la victoire dans la guerre, est celle que plusieurs auteurs appellent DESPOTIQUE, de despotès, qui signifie seigneur ou maître : c’est la domination que le maître exerce sur son serviteur [and is the Dominion of the Master over his Servant]. Cette domination est acquise par le vainqueur quand le vaincu, pour éviter le coup mortel qui le presse, convient (soit par des paroles expresses, soit par quelque autres signe suffisant de sa volonté [covenanteth either in expresse words, or by other sufficient signes of the Wills]) qu’aussi longtemps qu’on lui accordera la vie et la liberté corporelle, le vainqueur en aura l’usage, au gré de son bon plaisir »10.
Ce passage explique que le rapport de domination ne s’épuise pas dans la violence et la brutalité, mais qu’il repose sur un jeu de signes : le combat constitue l’épreuve de vérité qui décide qui sera le maître et qui sera le serviteur, et cela par l’intermédiaire d’une relation symbolique. On pourrait dire que le rapport de domination se conclut au moment où s’érige la relation de subordination entre le maître et le serviteur, à savoir à partir du moment où le vaincu reconnaît la suprématie de son vainqueur et remet littéralement sa vie entre ses mains. La vie du serviteur ne perdure qu’à la condition d’admettre qu’il est serviteur, et aussi longtemps que le désire le maître. Dans ce contexte, domination et subordination sont conçues par Hobbes comme le support de la reconnaissance intersubjective. D’une certaine manière, Hegel ne dira pas autre chose dans le fameux passage de La phénoménologie de l’esprit consacré à domination [Herrschaft] et à la servitude [Knechtschaft]11 : la reconnaissance intersubjective repose sur le duel des consciences, et le maître est celui qui soumet celui qui recule devant la peur de la mort. Le philosophe d’Iena ajoute cependant la dimension dialectique au schéma hobbésien, à savoir le fait que, dans le travail forcé opéré par le serviteur, dans ce travail qui constitue la servitude elle-même, un renversement s’opère par lequel la relation de reconnaissance change de sens : le serviteur travaille à sa propre reconnaissance en faisant dépendre le maître de son travail et de son existence à lui, serviteur. Le paradoxe de la relation de reconnaissance ainsi envisagée, c’est que celle qui tire le plus grand bénéfice du rapport intersubjectif n’est pas celle qui triomphe d’abord d’être investie de la maîtrise, mais celle qui se soumet à l’action à la fois aliénante et structurante du travail. Hegel a repris le schéma hobbésien pour montrer la complexité et la duplicité de la relation de reconnaissance. En la pensant à travers le retournement dialectique, Hegel indique qu’elle n’obéit pas à une causalité simple, elle n’est pas comme un système mécanique dont on peut déduire a priori les différents moments, elle est un processus non linéaire qui ne découle pas de la domination simple, mais qui repose sur le jeu d’existences singulières faites de péripéties.
Pour sa part, Spinoza tente d’établir une logique de la reconnaissance qui implique non pas la négation, mais le dépassement de la logique de domination directe – le fait que certains hommes dominent d’autres est une des modalités de la reconnaissance, non le principe de celle-ci ; si les hommes dominés par les passions se confrontent bel et bien, ils le font sur le mode d’une compétition symbolique médiatisée par la possession de biens ou par l’investissement de situations socialement valorisés. C’est pourquoi la recherche de la gloire paraît constituer le principe de la lutte intersubjective, bien davantage que le rapport de domination. Elle se manifeste phénoménalement par ce véritable moteur du comportement qu’est l’ambition : « L’ambition est un désir immodéré de gloire », c’est-à-dire « un désir par lequel toutes les affections sont alimentées et fortifiées »12. Le couple ambition-désir de gloire dynamise toutes les autres passions, en ceci que, nous forçant à vouloir plaire aux autres, il nous incline à subordonner nos conduites au désir d’autrui. Cependant l’ambition n’est pas une allégeance directe à autrui ; comme elle consiste à vouloir fortifier le conatus individuel, elle engage ce dernier dans une activité destinée à s’attirer l’admiration d’autrui. Une telle disposition naturelle engage les hommes dans une compétition dont la vertu peut être le fruit, ainsi que le précise le Traité politique dans une référence explicite à l’Ethique :
« Rien n’excite plus à la vertu que l’espoir permis à tous d’atteindre aux plus hauts honneurs, car tous nous sommes mus principalement par l’amour de la gloire ainsi que je l’ai montré dans mon Ethique »13.
On pourrait donc affirmer que Spinoza a vu les effets à la fois socialement intégrateurs et moralement stimulants de la compétition honorifique. Il est tentant de rapprocher sa conception de la rivalité glorieuse du mode de la rivalité somptuaire dont parle Marcel Mauss dans l’« Essai sur le don »14. Le rituel du « Potlatch » analysé par Mauss chez les Indiens d’Alaska voit la rencontre d’individus et de clans rivaux qui sacrifient des biens de haute valeur dans le double but de s’obliger et de rivaliser en prestations de magnificence. « Fait social total » selon Mauss, le « Potlach » et son esprit structurent toute la société amérindienne. Ce n’est nullement chez des primitifs qu’une telle logique se déploie dans son intégralité, mais au cœur des relations sociales complexes qu’entretiennent les hommes dominés par les passions : à certains égards, la recherche de gloire fait office d’une émulation à la vertu.
La compétition agonistique entre les individus – on peut par exemple penser à toutes les formes de rivalité de prestige entretenues par le biais des objets socialement convoités – est donc à la fois l’indice de la domination de la passion sur la raison, et le signe que la passion est fortement socialisée ou socialisatrice. Sur ce point, Spinoza s’oppose une nouvelle fois à Hobbes. En effet, pour ce dernier, la recherche de gloire [Glory] est, avec la rivalité [Competition] et la méfiance [Diffidence], une des trois causes qui engagent les hommes à se quereller sans fin15. Les « bagatelles » [trifles] pour lesquelles les hommes entrent en compétition sur le mode de la recherche de gloire font office de « signes de la mésestime » [signe of undervalue] qu’ils se portent les uns aux autres, et au lieu d’entraîner les hommes dans une logique de rivalité structurante pour la société, elles les incitent à s’agresser de telle manière que le seul recours réside dans la constitution d’un Etat à la souveraineté absolue. Le refus catégorique de Spinoza à la solution hobbésienne tient donc, on le voit, à une conception très différente de la rivalité envieuse et ambitieuse.
Et cependant, le penseur hollandais n’est nullement dupe des effets néfastes de la recherche de la gloire. Si sa théorie des affections permet de rendre compte d’une certaine logique passionnelle, dont il ne déplore pas l’existence mais dont il envisage les effets réels dans leurs conséquences positives sur la sociabilité et même sur l’émulation à la vertu, son sens politique – dans un esprit proche de celui de Machiavel – le pousse à souligner dans un même passage à la fois l’efficacité de la recherche des honneurs du point de vue de l’art de gouverner, et les dangers qu’une telle quête fait peser sur l’esprit civique :
« Dans un Etat qui vise uniquement à conduire les hommes par la crainte, c’est plutôt l’absence de vice que la vertu qui règne. Mais il faut mener les hommes de telle façon qu’ils ne croient pas être menés, mais vivre selon leur libre décret et conformément à leur complexion propre ; il faut donc les tenir par le seul amour de la liberté, le désir d’accroître leur fortune et l’espoir de s’élever aux honneurs. Les statues d’ailleurs, les cortèges triomphaux et les autres excitants à la vertu, sont des marques de servitude plutôt que des marques de liberté. C’est aux esclaves, non aux hommes libres qu’on donne des récompenses pour leur bonne conduite. Je reconnais que les hommes sont très sensibles à ces stimulants, mais si, à l’origine, on décerne les récompenses honorifiques aux grands hommes, plus tard, l’envie croissant, c’est aux paresseux et à ceux que gonfle l’orgueil de leur richesse, à la grande indignation de tous les bons citoyens. En outre ceux qui étalent les statues et les triomphes de leurs parents, croient qu’on leur fait injure si on ne les met pas au-dessus des autres. Enfin, pour me taire du reste, il est évident que l’égalité, dont la perte entraîne nécessairement la ruine de la liberté commune, ne peut être maintenue sitôt que des honneurs extraordinaires sont décernés par une loi de l’Etat à un homme qui se distingue par son mérite »16.
1 Ibidem, p. 155.
2 Christian Lazzeri, Droit, pouvoir et liberté, op. cit., p. 79 : « L’imitation des affects peut être comprise comme un véritable « opérateur » de constitution des affects capables de définir aussi bien des rapports de coopération entre les hommes que des rapports de conflits ».
3 Ethique, III, démonstration de la proposition 27.
4 Sur la joie et la tristesse, voir ibidem, III, 11, scolie.
5 Sur l’amour et la haine, voir ibidem, III, 13, scolie.
6 TTP, XIX, trad. p. 314-315.
7 Hegel, La raison dans l’histoire. Introduction à la philosophie de l’histoire, trad. fr. K. Papaioannou, Paris, Plon, 1965 ; U.G.E., « 10/18 », p. 104-113.
8 Rousseau, Emile ou De l’éducation, IV, Paris, Gallimard, « Folio Essais », p. 324-340 ; la victime de l’amour-propre tel que l’entend Rousseau subit des modifications qui lui viennent de l’extérieur (« Mais la plupart de ces modifications [celles que subit la passion primitive de l’amour de soi, seul véritablement naturelle] ont des causes étrangères sans lesquelles elles n’auraient jamais eu lieu, et ces mêmes modifications loin de nous être avantageuses nous sont nuisibles, elles changent le premier objet et vont contre leur principe ; c’est alors que l’homme se trouve hors de la nature et se met en contradiction avec soi », p. 327). On pourrait donc dire du sujet rousseauiste de l’amour propre qu’il est comme l’insensé tel que le conçoit Spinoza : il se trouve tout entier soumis à l’influence des causes extérieures.
9 Voir par exemple, et selon des réquisits philosophiques variés, Charles Taylor, Multiculturalisme. Différence et démocratie, [1992], trad. fr. D.-A. Canal, Paris, Aubier, 1994 ; Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, trad. fr. p. Rusch, Paris, Le Cerf, 2000 ; Paul Ricoeur, Parcours de la reconnaissance. Trois études, Paris, Stock, 2004.
10 Léviathan, chapitre XX : « Des dominations paternelle et despotique », trad. p. 211.
11 Phénoménologie de l’esprit, B : « Conscience de soi », IV : « La vérité de la certitude de soi-même », A : « Indépendance et dépendance de la conscience de soi : domination et servitude », trad. fr. J. Hyppolite, Paris, Aubier, 1941, tome I, p. 161-166.
12 Ethique, III, « Définition des affections », § 44 et Explication, p. 213 ; c’est moi qui souligne.
13 TP, VII, 6.
14 « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », paru initialement dans L’Année sociologique, seconde série, 1923-1924, à présent dans Sociologie et Anthropologie, Paris, P.U.F., 1950 ; en coll. « Quadrige », p. 143-279. L’analogie entre la pensée spinoziste et l’argumentation de Mauss a été mise en valeur par Matheron dans Individu et communauté…, op. cit., p. 165.
15 Léviathan, chapitre XIII, trad. p. 123-124.
16 TP, X, 8, p. 109.