2.2.2. L’efficience politique des passions et de l’imagination dans la constitution d’une nation : l’Etat des Hébreux
Seconde perspective, celle qui voit le rapprochement des hommes passionnés, lesquels composent une puissance collective en fonction d’affects qui leur demeurent plus ou moins obscurs. Il s’agit donc ici non pas de rendre compte de la dynamique sociale conçue sur le mode de la compétition intersubjective des hommes passionnés, mais de saisir les lignes de force de ce qu’on pourrait nommer l’ethnicité ou la « nation » en conférant à ce terme une signification très proche de son étymologie latine (« ce qui naît ») : il s’agit de penser quelle est la logique passionnelle qui régit un groupe humain qui naît, et surtout de se représenter de quelle manière il produit lui-même son identité par le biais de cette logique. Une telle démarche permet de comprendre comment procèdent dans leur commencement la plupart des sociétés humaines.
Il est très intéressant de noter que l’on retrouve dans cette entreprise le travail de l’imagination, déjà présente dans la composition des passions dite « loi de l’imitation affective ». Envisagée du point de vue de la recherche des motifs qui font l’ethnicité ou la nation, on s’aperçoit qu’elle aussi bien le principe de la constitution du corps social que la cause de l’aliénation politique. C’est ce que montre magistralement le TTP.
Le propos du traité est multiple. Il s’agit tout à la fois :
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De lire de manière rationnelle l’Ecriture et montrer que ce qu’elle dit n’est pas en contradiction avec l’exercice de la lumière naturelle, et par suite avec la pratique de la philosophie. La Bible n’interdit donc pas la liberté de philosopher.
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De comprendre à côté de cette lecture rationalisante quelle est la logique du peuple hébreu – à savoir quelle la logique suit effectivement un peuple mu par ses passions, constitué par là en tant que peuple.
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De réfléchir de ce fait à la logique que doit ou devrait suivre un peuple qui serait rationnel.
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Ce qui implique de revenir en amont de toute reconstitution de l’ordre politique, en repartant de considérations traitant du droit naturel, et, par conséquent, de la puissance de la nature.
En même temps, en reliant (i) et (ii), se fait jour la capacité du peuple hébreu, en partant de ses passions actives, à s’autoorganiser en Etat cohérent – de là un cinquième objet d’investigation : (v) analyser la puissance constituante de l’imagination, sur le mode positif (les Hébreux se constituent effectivement comme nation à partir du travail de leur imagination) et sur le mode critique (la constitution d’une religion relève à bien des égards d’une activité imaginative sans frein, d’où il résulte que ce qui constitue les peuples religieux en tant que tels est en même temps ce qui les aliène).
Si l’on reprend à présent le TTP selon l’ordre chronologique de déroulement des chapitres : après avoir démontré en quoi consiste la révélation divine dans l’Ecriture, et qu’elle ne contredit pas la vie selon la raison (mais bien au contraire que vivre selon cette dernière ne peut qu’être conforme à ce que veut Dieu dans l’Ecriture), Spinoza établit en quoi consiste l’ordre politique légitime (théorie du droit de nature et du pacte du chapitre XVI). Puis il en vient à traiter de l’Etat des Hébreux (XVII et XVIII) ; en suivant l’ordre d’apparition de thèmes, on pourrait affirmer que le fait de disposer ainsi les chapitres par blocs cohérents établit une comparaison entre la situation rationnelle et la situation historique particulière vécue par les Hébreux. La méditation sur l’histoire politique du peuple hébreu et sur la manière dont il s’est constitué comme nation fournit en quelque sorte deux pistes de réflexion ; elle constitue le contre-type d’une approche rationnelle et philosophique de la vie commune (par exemple dans les termes développés par Ethique IV), et elle présente à la pensée le cas de figure d’un peuple dont l’expression du droit de nature se manifeste selon la logique des passions, des opinions et de l’imagination. Le peuple hébreu est un « sujet pathique », aux antipodes d’une subjectivité philosophique pleinement rationnelle, mais qui possède sa logique propre, paradigmatique de bien d’autres cas moins typiques mais également déterminés par la logique passionnelle. Parce son cas est paradigmatique, l’étude minutieuse des relations entre l’histoire du peuple hébreu, ses institutions politiques et les textes sacrés, donne à Spinoza un matériau remarquable pour saisir des objets très différents (i) comment fonctionne l’imagination sur les plans religieux et politiques ; (ii) comment elle constitue et aliène tout à la fois celui qui s’y soumet ; (iii) comment naissent et se fortifient de ce fait la superstition et l’intolérance ; (iv) comment l’une et l’autre sont des modes dégradés de représentation du monde et de rapport à autrui, qui ne peuvent aucune valoir comme principe pour fonder l’action individuelle et collective ; (v) comment les textes sacrés, lus comme il convient, sont relativement « innocents » de tels travers, et par suite qu’il est possible de vivre conformément à raison et dans la tolérance tout en demeurant religieux.
Plusieurs points sont intéressants à relever pour notre propos. Il est commode, pour les appréhender, de suivre l’ordre adopté par Spinoza.
Logique de la superstition
En premier lieu, dès sa préface, le TTP se donne pour objet de combattre la superstition. Celle-ci, écrit Spinoza, repose sur le fait que les hommes ne maîtrisent pas leurs aspirations. Dominés par la crainte, au lieu de considérer le réel tel qu’il est, « ils forgent d’innombrables fictions et, quand ils interprètent la nature, y découvrent partout le miracle comme si elle délirait avec eux. […] La cause d’où naît la superstition, qui la conserve et l’alimente, est donc la crainte »1. Ce couple crainte-superstition est activé par « les délires de l’imagination » [imaginatonis deliria], qui, pour guider l’existence, se substituent aux commandements de la raison. Parce que le réel est menaçant ou simplement parce qu’il ne correspond aux attentes du désir débridé, les hommes créent de toutes pièces un système de fictions. Initialement mais aussi structurellement victimes d’eux-mêmes (car aucun homme ne saurait échapper à la crainte), ils se laissent circonvenir par des appareils de thèses fabuleuses mis en œuvre dans le but de les manipuler. Il existe donc un lien essentiel entre la tendance naturelle à la superstition, la constitution des religions, et la volonté de dominer les hommes faibles. Le comportement fanatique est le produit de cette action conjuguée de la disposition naturelle à la crainte et de sa captation théologico-politique. Ce comportement repose sur le paradoxe suivant : en apparence, le fanatisme relève d’un comportement actif, l’homme fanatisé agit pour affirmer la grandeur de son dieu et pour faire respecter la valeur des dogmes qu’il a investi de sacralité ; en réalité, le fanatique est passif, il est dominé par la peur et non par ce qui fait réellement agir (la pensée adéquate de ce qui nous détermine), si bien que les hommes ainsi déterminés « combattent pour leur servitude, comme s’il s’agissait de leur salut » [pro servitio tanquam pro salute pugnent]2. Ils sont dont doublement victimes : de leur propre peur, et du pouvoir qui les instrumentalise.
L’analyse de la superstition débouche donc sur l’élucidation de ce qu’on pourrait nommer, en reprenant la catégorie marxienne, l’aliénation [Entfremdung]3. L’ouvrier salarié selon Marx croit par le biais de son travail pouvoir échapper à la domination de ceux qui possèdent les moyens de production, alors qu’il forge sa propre servitude : le salaire qui est le fruit personnel de son travail lui permet à la fois de survivre, de réparer sa force de travail, et, moyennant une discipline de fer dans son économie domestique, d’épargner. Cependant, cette épargne ne lui permet nullement de sortir de sa condition, en brisant le cercle dans lequel il est enfermé (par exemple en achetant lui-même son moyen de production, en devenant artisan ou commerçant) : le travail de l’ouvrier augmente la valeur de l’instrument de production qu’il sert, dans une proportion sans mesure avec le salaire qu’il touche. La valeur du moyen de production est considérablement augmentée par le travail, tandis que celui-ci n’est pas rétribué dans la même mesure. En espérant abolir sa condition par son travail, le travailleur ne fait que consacrer la supériorité du système qui l’aliène. D’une manière comparable, le superstitieux selon Spinoza recourt aux fictions religieuses en croyant échapper à la peur, alors qu’il ranime sans cesse les motifs de celle-ci en adhérants à celles-là. En effet, saisi par la peur inhérente à sa condition d’être jeté dans la nature, il forge des thèmes imaginaires qui paraissent doter de sens son existence. Mais les thèmes imaginaires auxquels le superstitieux donne son adhésion deviennent sous l’influence de la peur des dogmes religieux incontestables, dont on pourrait aisément relever, en scrutant par exemple la religion chrétienne, à quel point ils sont constitués de thèmes effectivement effrayants : la croyance en l’enfer, c’est-à-dire en une éternité post-mortem de souffrance et de damnation, voire l’adhésion au thème de la chute et, corrélative, l’acceptation d’une idée de culpabilité ontologique pourraient être mentionnées à l’appui d’une critique spinoziste des religions visant à distinguer ce qui, en elles, relève de l’entretien de la superstition et de la foi véritable.
On voit que pour être aliéné, c’est-à-dire passer subtilement sous le contrôle d’un autre alors qu’on estime suivre sa propre volonté, il faut d’abord pouvoir croire, ou du moins adhérer à des représentations qui ne correspondent pas à la réalité, mais qui sont déjà teintées d’imagination. L’ouvrier de Marx croit ainsi à la valeur du salariat comme moyen d’émancipation, de même que le superstitieux de Spinoza estime que la religion possède une vertu curatrice en ce qui concerne la peur. Et de ce fait, on pourrait de ce fait montrer que l’élucidation de la logique de l’aliénation est déjà présente dans l’Ethique lorsque dans l’appendice du livre I le philosophe hollandais entreprend de démontrer l’illusion du finalisme et le préjugé anthropomorphique : les hommes se laissent vaincre par leur tendance à croire que la nature suit leur propre volonté. On pourrait même remonter au Traité de la réforme de l’entendement, et à son § 58, qui expliquait qu’il existe une relation inversement proportionnelle entre la puissance de comprendre et celle d’imaginer : moins notre entendement comprend, plus il a une grande puissance d’imaginer ; plus il est réaliste, moins il évolue dans la fiction4.
Mais surtout, pour percer les ressorts de la superstition, il convient de se tourner vers l’Ethique, IV, 9-18, passage consacré à dévoiler la puissance de l’imagination révélée à partir de sa nature. Il est très intéressant pour la compréhension du passage consacré à l’imagination de noter qu’il surgit alors que l’auteur réfléchit la capacité humaine à être affecté par les choses extérieures. La force des affections subies vient du rapport entre notre puissance de persévérer dans notre être et celle des choses rencontrées. L’imagination y est appréhendée est un pouvoir, mais qui repose sur une forme d’impuissance, disposant l’homme à s’autoaffecter par la représentation subjective (et donc parfois illusoirement) de ce qui lui est utile. Un point très notable de cette manière de procéder est qu’elle réfléchit sur la manière dont l’imagination est la faculté de rendre présent ce qui est absent :
« Une imagination est une idée par laquelle nous considérons une chose comme présente »5.
L’idée vraie étant pour Spinoza celle qui est plus réelle, celle qui inclut davantage de réalité, les imaginations des choses fournissent en quelque sorte un ersatz de réalité, quelque chose qui ressemble à la réalité, et qui, de ce fait, est plus proche de l’existence de quelque chose que du néant. Plus exactement, l’imagination en faisant comme si la chose était présente, « indique plutôt l’état du corps humain que la nature de la chose extérieure »6.
On peut donc parfaitement vivre selon l’imagination, puisqu’elle nous fournit ce que nous voudrions qui soit plutôt que ce qui est – l’imagination est une puissance séduisante parce qu’elle nous rassure sur le monde en procédant à son propos en partant de nous-mêmes, de ce qui nous est familier, de notre corps lui-même. La différence entre les couples formés par l’idée et la réalité d’une part et par l’imagination et l’illusion de l’autre est en fait une différence de degré et non de nature. Ce qui explique que le superstitieux adhère pleinement à la logique des fictions religieuses comme s’il s’agissait de celle du monde réel, parce qu’il est rassuré par les premières (elles lui donnent de l’assurance pour évoluer dans le second) ; ce qui explique également que les Hébreux ont pu vivre une expérience très réelle (et très intéressante, édifiante même) à partir des illusions engendrées par leur imagination collective.
De la supériorité réelle des Hébreux
L’analyse spinoziste des effets de l’imagination sur le peuple hébreu possède d’autres dimensions. Le philosophe hollandais débute le traité par l’examen de la prophétie (chapitres I et II), qu’on peut qualifier de mode particulier de rapport au réel, ou encore de mode spécial de formulation de la vérité. Les Hébreux estimaient être un peuple supérieur parce qu’ils communiquaient de la sorte avec Dieu. En réalité, prophétiser revient à appréhender les règles naturelles par le moyen de l’imagination.
«…Pour prophétiser, point n’est besoin d’une pensée plus parfaite, mais d’une imagination plus vive »7.
« …Les prophètes ont été doués non d’une pensée plus parfaite, mais du pouvoir d’imaginer avec plus de vivacité »8.
Les prophètes n’ont donc perçu de révélation de Dieu qu’avec le secours de l’imagination ; le texte de l’Ecriture regorge d’images créées par les hommes en fonction de l’illusion selon laquelle Dieu leur parlerait. Quant aux lois de la nature par lesquelles cette révélation s’est faite, Spinoza avoue ne pas les connaître. La seule chose dont puisse être certain, c’est que Dieu a tout produit par sa puissance, qui est la même chose que la puissance de la nature – ignorer les causes naturelles qui ont produit tel ou tel phénomène permettant la révélation, c’est donc ignorer ce qui a pu le causer d’après la puissance de Dieu ; il faut donc s’abstenir de recourir de vouloir percer la puissance de Dieu dans ces cas de figure. S’il est licite de s’appliquer à la recherche des enseignements qui se trouvent dans l’Ecriture, il ne l’est pas de chercher les causes de ces enseignements. On retrouve ici des éléments en faveur de l’analyse de la logique de l’aliénation que poursuit un peuple « barbare » : il existe une contradiction active et vécue qui les voit soutenir un ordre qui les tyrannise pourtant ; tel est, dans l’Etat des Hébreux, la doctrine théocratique, qui conduit les hommes à combattre pour la servitude comme s’il s’agissait de leur salut. Cependant, dans le même temps, Spinoza conçoit le peuple hébreu comme un peuple enfant entièrement privé de raison : dans le chapitre II, Spinoza écrit que les Hébreux ne purent se donner des représentations claires de la divinité, et que celle-ci, pour leur délivrer les règles du culte vrai, les contraignit par la terreur et la répression, comme font les parents avec des enfants incapables de concevoir clairement pourquoi il est raisonnable d’obéir9. L’épisode du Veau d’or, loin de représenter un accident malheureux, représente en quelque sorte le moment de vérité du peuple hébreu : il est régi par la logique idolâtre due à un excès d’imagination. Mais par là même, s’il est dénué de raison, le peuple hébreu n’est pas dépourvu de pensée : l’imagination lui tient lieu de pensée. Il s’est doté d’un puissant corpus d’images le rapportant à une certaine forme de réalité, à la réalité déformée par l’imagination, exactement de la même manière que les enfants, dont on dit, lorsqu’ils sont victimes de la peur et emportés par leur imagination, qu’ils « se construisent un monde », c’est-à-dire qu’ils créent une logique utile pour évoluer dans le monde tel qu’ils imaginent qu’il est. Cette logique n’est pas absolument inefficace, elle dit quelque chose de la réalité, mais non de la réalité toute entière ou telle qu’elle est effectivement.
De cette analyse se tirent deux conclusions :
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La foi dans les révélations des prophètes n’est pas absolument nécessaire pour le vrai culte, sauf en ce qui concerne « la fin et la substance de la révélation » (II, p. 63) ; si bien que, « pour le reste, chacun peut croire librement comme il lui plaît ». La recommandation de tolérance découle logiquement de la critique de la superstition ; et elle ne consiste pas à revendiquer un quelconque athéisme, mais à demander que les modalités de la discipline intérieure et extérieure que s’impose le croyant relèvent de sa conviction authentique.
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La véritable supériorité du peuple hébreu ne réside pas dans la prophétie. L’Ecriture montre que la supériorité des Hébreux sur les autres peuples n’a pas tenu à leur savoir supérieur, mais au fait que leur organisation politique était supérieure à celle des autres peuples. « …Leur vocation et élection consiste dans la seule félicité temporelle de leur Etat et dans des avantages matériels »10. Il reste à savoir de quelle manière cette organisation fonctionne exactement.
Afin de le comprendre, il est nécessaire de trouver dans l’origine du peuple hébreu en tant qu’entité politique les fondements de sa félicité temporelle, d’une manière qui rappelle la méthode de Rousseau dans le Second discours. Spinoza suit donc le fil de l’Exode – œuvre qui raconte une aventure politique réelle sur le mode de l’imagination – pour y déceler les principes d’organisation interne de l’Etat hébreu. Dans le chapitre V, il explique que les Hébreux, à leur sortie d’Egypte, durent s’organiser en nation. Mais
« ils n’étaient toutefois rien moins que préparés à établir sagement des règles de droit et à exercer le pouvoir collectivement puisque tous étaient d’une complexion grossière et déprimés par la servitude subie »11.
Moïse, grâce à la supériorité que lui conférait sa vertu divine et dont attestait le pouvoir d’être instruit par Dieu, institua la religion dans l’Etat par le biais des cérémonies du culte, de sorte que « le peuple remplit son office moins par crainte que de son plein gré [ut populus non tam metu, quam sponte suum officium faceret] » (ibid.). Il érige donc un véritable système, fondé sur le double ressort des dogmes délivrés par la révélation et de la pratique disciplinée par le culte : celui-ci est sans cesse revivifié par la révélation, tandis que cette dernière, grâce à lui, s’incarne littéralement dans la pratique De sorte que les rites conditionnent profondément l’existence singulière et collective des Hébreux, au point que la limite claire entre la vie personnelle et les pratiques collectives tend à disparaître. Les cérémonies religieuses font office d’une armature symbolique qui soutient toute la vie sociale et politique courante des Hébreux ; or, cette armature se fonde sur l’espoir et une certaine forme de peur, deux affects privilégiés pour l’imagination. Le culte que suivent les Hébreux régissant les moindres aspects de leur vie sociale, tous obéissent à la loi commune sans même s’en rendre compte ; la finalité de cette organisation n’étant pas la béatitude, mais bel et bien l’obéissance, une obéissance à la loi commune. D’une certaine manière, la figure de Moïse est tout à fait machiavélienne, à condition toutefois de donner un sens plein et entier à cette affiliation entre le Florentin et le Hollandais. Il ne s’agit pas de dire que Moïse trompe les Hébreux, en référant son geste d’institution aux passages du Prince recommandant d’employer dans l’art de gouverner les ressources de la ruse12 ; il s’agit de comprendre grâce au Machiavel des Discours sur la première décade de Tite-Live de quelle manière le système cultuel et la discipline qu’il impose contribue puissamment à forger la personnalité d'un peuple d’abord informe. Or, ce qu’on fait les Hébreux, les Romains le firent également de leur côté : la figure de Moïse dans Spinoza s’inscrit en contrepoint de celle de Numa Pompilius tel que Machiavel (après Tite-Live) l’a saisie. Numa fut en quelque sorte le second fondateur de Rome, et son génie a consisté à donner à ce « peuple très féroce » les institutions capables de dresser ses passions13. La seule différence entre les doctrines de Machiavel et de Spinoza – mais elle est de taille – consiste à affirmer (pour Machiavel) le caractère indépassable de la peur dans la constitution de l’ethos religieux et civil, et (pour Spinoza) à le disqualifier pour la foi authentique et pour la vie civique à laquelle aspire l’homme libre ; même les Hébreux accomplissaient leur office « plus par dévotion que par crainte [ut populus non tam ex metu, quam devotione suum officium faceret] », selon une formule presque redondante avec la précédente14.
Médiatisées par le culte, lui-même adossé au travail de l’imagination, les passions des Hébreux présentent donc la vertu de pouvoir le constituer en tant que peuple, doté d’une identité forte et distincte. La supériorité des Hébreux sur les autres peuples tient au fait que, mieux que les autres, ils ont fait l’expérience de cette vérité. On voit donc que, parallèlement à la forte analyse du caractère socialisateur des passions individuelles menées dans le livre III de l’Ethique, l’examen de l’expérience particulière de l’Etat hébreu établit que les passions et l’imagination ont une vertu sociale et politique, mais cette fois en tant qu’elles contribuent à forger un corps ethnique et civique unique. Est également établi par là le fait que, tout en aliénant l’individualité, ce régime passionnel encadré par la religion fortifie le peuple, en lui permettant d’affirmer son identité collective, notamment en période d’adversité. La discipline religieuse a un tel impact social et politique que ce qui est indéniablement facteur d’aliénation pour l’individu est non moins indéniablement moyen d’une libération collective potentielle, si l’on entend par « libération collective » la capacité pour un peuple de s’affirmer comme différent des autres, de croire à sa propre supériorité, et de s’imposer de ce fait dans l’adversité de relations internationales.
D’ailleurs, l’aliénation des Hébreux n’est pas intégrale. On peut le montrer en revenant, ainsi que le fait minutieusement Sylvain Zac dans son article « Spinoza et l’Etat des Hébreux »15, sur l’institution contractuelle de l’Etat des Hébreux. D’abord, selon le philosophe hollandais, les Hébreux ont transféré à Dieu leur droit de nature ; par là, ils se sont engagé unanimement et avec enthousiasme à suivre tout ce qu’il commande. Dieu pour les Hébreux n’est pas l’idée de l’existence de ce qui est (il n’est pas l’idée philosophique de Dieu), mais une production de leur imagination : il est comme un être suprême doué de volonté qui leur commande des prescriptions ; et il s’est manifesté à eux sous la forme d’une révélation, par les miracles à la sortie d’Egypte, c’est-à-dire lorsque les Hébreux étaient menacés de mort ; il se manifeste donc à eux sous la forme de l’espoir de la survie, avec une extraordinaire force. Effet de l’imagination, qui rend proche ce qui est lointain et qui projette notre état sur le monde tel que nous nous le représentons, les Hébreux ont l’impression que Dieu leur est très proche, et très familier de leurs tourments. Du fait même de cette proximité de Dieu dans leur vie, le régime de la soumission à Dieu est pour les Hébreux un régime théocratique : Dieu en est à la fois le souverain, le législateur et le gouvernant. L’aliénation semble totale. Mais il ressemble également à une démocratie : les Hébreux ont transféré leurs droits non à une personne mais à Dieu : la dépendance de tous à l’égard de Dieu a son envers dans leur non-dépendance à l’égard d’un homme. Par le pacte, tous les Hébreux ont le même droit de participer à l’administration de l’Etat, de consulter Dieu, d’interpréter ses lois.
Il est nécessaire d’ajouter à ce constat une remarque touchant le « vécu » du peuple hébreu dans le mouvement de ce transfert de droit : les Hébreux paraissent littéralement portés par une passion qui a pris le relais de leur peur initiale : l’espoir. On pourrait par conséquent affirmer que les Hébreux sont d’autant moins aliénés qu’ils sont mus par une affection qui fortifie leur puissance d’agir, pleins de cette force passionnelle qui habite les peuples en train de se libérer, et enthousiastes pour leurs valeurs, leur chef et leur avenir.
Très intéressant est également le « passage » du premier au second pacte. Il y aurait eu un premier pacte,
celui par lequel « …sans temporiser, tous, d’une clameur commune… » 16, ils décident d’obéir aux prophéties : les Hébreux sont
alors littéralement enthousiastes, et donc totalement livrés à l’imagination, tout à la fois en pleine aliénation et en train de se libérer par la puissance de leurs passions (ici, en
l’occurrence, l’espoir). Ils vont alors collectivement consulter Dieu, et en l’entendant ils sont pris d’un très grand effroi17. Terrorisés, ils transfèrent leur droit à Moïse, seul médiateur entre
Dieu et eux ; l’Etat prend alors la forme d’une quasi monarchie, à ceci près que Moïse ne cherche pas à commander, il n’exerce aucun imperium à proprement parler, mais entend que
les Hébreux se gouvernent et s’administrent eux-mêmes à partir du droit révélé par Dieu. La monarchie mosaïque est en fait une théocratie, mais elle-même, selon le schéma évoqué plus haut, est
plutôt une démocratie qu’un régime de la soumission à Dieu.
La féconde théorie spinoziste des passions fournit donc un puissant contrepoint à la philosophie politique développée à partir du conatus et de la reformulation du droit naturel. Comment ces deux
volets s’articulent-ils pour donner à penser la politique concrète ?
1 TTP, préface, p. 20.
2 Ibidem, p. 21.
3 Voir Marx, Manuscrits de 1844, Premier manuscrit, §§ XXII-XXVII : « Travail aliéné et propriété privée », trad. fr. J.-P. Gougeon, Paris, Flammarion, « GF », 1996, p. 106-123.
4 TRE, § 58, p. 46.
5 Ethique, IV, 9, démonstration.
6 Ibidem.
7 TTP, I, p. 38.
8 Ibidem, II, p.50.
9 Ibidem, II, p. 61.
10 Ibidem, III, p. 73.
11 Ibidem, V, p. 107.
12 Le Prince, chapitre XVIII.
13 Discours, I, 11, 3, trad. p. 101 : « Trouvant un peuple très féroce, et voulant l’amener à l’obéissance civile par les arts de la paix, Numa se tourna vers la religion, comme une chose tout à fait nécessaire pour maintenir une vie civile [trovando uno popolo ferocissimo, e volendolo ridurre nelle obedienze civili con le arti della pace, si volse alla religione, come cosa al tutto necessaria a volere mantenere una civiltà] ; et il l’établit de telle façon que pendant plusieurs siècles il n’y eut jamais autant de crainte de Dieu que dans cette république [e la constituì in modo, che per più secoli non fu mai tanto timore di Dio quanto in quella republica], ce qui facilita toutes les entreprises que le sénat ou les grands hommes romains eussent projeté d’accomplir. »
14 TTP, V, p. 108.
15 Sylvain Zac, « Spinoza et l’Etat des Hébreux », Revue Philosophique, n°2, 1977, p. 201-232.
16 TTP, XVII, p. 282.
17 Ibidem, p. 283. Quelle est la cause de cet effroi, et que signifie-t-il ? Il provient peut-être du fait que, comme les Hébreux sont tout entiers soumis à l’imagination, qui est un pouvoir de représentation des choses par les images, mais aussi d’amplification et de déformation de ce qui est représenté, ils ont peur de ce que leur révèle leur imagination. Le texte peut vouloir dire que s’en remettre à la pure imagination engendre des monstres. Il peut aussi vouloir dire qu’il est très difficile, sauf pour un homme dont la nature particulière est exceptionnelle (Moïse est un tel homme), de supporter les commandements de la divinité – ce qui fait écrire à Sylvain Zac que le mouvement du double pacte tend à signifier que dès le début, Moïse est un homme exceptionnel et que c’est à lui que doit revenir le pouvoir légitime (art. cité, p. 219-220).