3. Les modes concrets de la vie politique :
3.1. Institution de la société politique et affirmation de la liberté collective
3.1.1. Déterminer le droit positif qui correspond à la redéfinition du droit naturel :
Le TP affirme que « Les hommes…sont faits de telle sorte qu’ils ne puissent vivre sans une loi commune [Nam homines ita comparati sunt, ut extra commune aliquod jus vivere nequeant] »1. Aussi s’agit-il pour Spinoza de déterminer ce droit commun qui, en tant que loi positive légitime, se déduit du droit naturel et organise les rapports des individus entre eux au sein de la cité, comme il régit les relations internationales. Le Traité politique a pour fonction de penser plus précisément les modalités de ce droit positif.
Il est possible de comprendre la tentative spinoziste en regard des objectifs qu’elle se donne. Il s’agit d’abord grâce à elle de penser quels sont les droits des individus au sein de l’Etat, les droits personnels compris dans le droit positif, et permis par lui. Or, comme ces droits personnels sont déterminés par référence au droit naturel, dont on se souvient qu’il est conçu en fonction de la puissance de la nature, Spinoza a une conception des droits particuliers qu’on pourrait nommer réaliste. Les droits d’un individu sont tous les actes qu’il lui est possible de faire, l’ensemble de ses actes possibles, qu’ils agissent dans la nature ou en société. Il n’est pas question de dire, avec Hobbes, que l’individu se dessaisit de son droit de nature ou qu’il y renonce en rentrant dans l’état civil2. Dans les faits, ces droits se trouvent limités ; une telle limitation provient de trois causes. Elle est la conséquence des bornes naturelles de la puissance individuelle, ou bien celle qui découle de la nécessité qu’ont les citoyens de composer les uns avec les autres, ou encore celle qui procède des droits du souverain, qui est dans l’obligation de faire comprendre aux citoyens que leur existence relève de la cité en non d’une existence isolée3. Cependant, le droit est une puissance, il confère des facultés réelles, sinon il n’est qu’un vain mot, une illusion. L’homme prévenu évalue donc des droits à leur application réelle, à leur contenu. On pourrait dire que sur ce point, Spinoza anticipe la critique hégelienne du formalisme juridique, mais aussi la critique marxienne du droit comme abstraction.
Cette conception des droits individuels converge ensuite vers une certaine définition de la liberté individuelle, dont le thème central est qu’elle est puissance d’agir. C’est ce qu’établit un important passage du Traité politique :
« Personne ne peut nier que l’homme, comme les autres individus, s’efforce de conserver son être. Si l’on pouvait concevoir quelques différences, elles devraient provenir de ce que l’homme aurait une volonté libre. Mais plus l’homme est conçu par nous comme libre, plus nous sommes obligés de juger qu’il doit nécessairement conserver son être et se posséder lui-même ; quiconque ne confond pas la liberté avec la contingence [qui libertatem cum contingentia non confundit], m’accordera cela sans difficulté. La liberté en effet est une vertu, c’est-à-dire une perfection [Est namque libertas virtus, seu perfectio]. Rien en conséquence de ce qui atteste dans l’homme de l’impuissance [impotentiae], ne peut se rapporter à sa liberté. L’homme par suite ne peut en aucune façon être qualifié de libre parce qu’il peut ne pas exister ou parce qu’il peut ne pas user de la raison, il ne peut l’être que dans la mesure où il a le pouvoir d’exister et d’agir suivant les lois de la nature humaine. Plus donc nous considérons qu’un homme est libre, moins nous pouvons dire qu’il ne peut pas user de la raison et préférer le mal au bien, et ainsi Dieu, qui est un être absolument libre, connaît et agit nécessairement, c’est-à-dire qu’il existe, connaît et agit par une nécessité de sa nature. Il n’est pas douteux en effet que Dieu n’agisse avec la même nécessité qu’il existe ; de même qu’il existe en vertu d’une nécessité de sa propre nature, il agit aussi en vertu d’une nécessité de sa propre nature, c’est-à-dire avec une absolue liberté »4.
La leçon de ce texte impressionnant, c’est que la liberté consiste, pour chaque être, à agir en suivant les décrets de la nature humaine, c’est-à-dire, pour l’homme, à agir mû à la fois par la triple la tendance à persévérer dans son être, à accroître notre puissance, à être affecté par les choses dont nous faisons la rencontre, et en concevant rationnellement ce qui nous pousse à agir. Ainsi caractérisée la liberté se confond donc avec la plénitude d’exister, et son plan d’expression semble dépasser le niveau politique, si du moins on confond ce dernier avec les prérogatives standards de la vie civique telle que nous nous la représentons communément. Mais c’est que nous concevons la politique de manière restrictive : l’activité politique telle que Spinoza la définit à la lumière de cette caractérisation de la liberté est, précisément, bien plus étendue en ce qu’elle permet l’expression de la vie humaine authentique. La politique est en ce sens l’éthique appliquée, elle correspond à la pratique du sage qui s’efforce de vivre comme le ferait Dieu – à savoir un être pleinement en accord avec la nécessité de sa nature. C’est pourquoi ce texte fondamental se présente comme une sorte de liminaire théorique au Traité politique dont l’ambition est de présenter les modalités concrètes de la politique : il révèle en effet l’horizon de celle-ci. Il signifie que l’activité politique authentiquement entendue prend en compte les activités qui augmentent la puissance collective des hommes, ou liberté, et tend à disqualifier celles qui les affaiblissent ; en d’autres termes, mener une existence politique consiste à valoriser les faits et gestes individuels et collectifs des hommes en considérant ceux-ci comme des dieux. Il est probablement nécessaire de saisir ce qu’une telle caractérisation, justement dans l’extension éthique très grande qu’elle confère à la politique entendue comme mode d’expression des sujets libres et rationnels, doit à l’opposition radicale entre Spinoza et Hobbes. Autant en effet le penseur hollandais étend la porté éthique de la liberté politique, autant l’Anglais restreint cette dernière à une capacité d’obtenir la sécurité en contrepartie de la soumission. La liberté politique telle que le Léviathan la présente est en effet le produit d’un tel marché, dans un chapitre significativement intitulé « Of the Liberty of Subjects » :
« Venons-en maintenant aux détails de la vraie liberté des sujets, c’est-à-dire aux choses qu’un sujet peut sans injustice refuser de faire, même si le souverain lui ordonne de les faire : il faut considérer quels sont les droits que nous transmettons lorsque nous constituons la République ; ou bien, ce qui revient au même, quelle liberté nous nous dénions à nous-mêmes en faisant nôtres toutes les actions, sans exception, de l’homme ou de l’assemblée dont nous faisons notre souverain. C’est en effet dans l’acte où nous faisons notre soumission que résident à la fois nos obligations et notre liberté [For in the act of our Submission, consisteth both our Obligation, and our Liberty] ; c’est donc là qu’il convient de rechercher les argument d’où l’on peut inférer quelles elles sont : nul ne supporte en effet aucune obligation qui n’émane d’un acte qu’il a lui-même posé, puisque par nature tous les hommes sont également libres. Or, de tels arguments devant être tirés, soit des paroles expresses : j’autorise toutes ses actions, soit de l’intention de celui qui se soumet à ce pouvoir (cette intention devant elle-même s’interpréter d’après la fin en vue de laquelle on se soumet de la sorte), les obligations et la liberté du sujet doivent être déduites, soit de ces paroles (ou d’autres équivalentes), soit de la fin poursuivie dans l’institution de la souveraineté, qui est la paix entre les sujets, et la défense contre l’ennemi commun.
[...]
L’obligation qu’ont les sujets envers le souverain est réputée durer aussi longtemps, et pas plus, que le pouvoir par lequel celui-ci est apte à les protéger. En effet, le droit qu’ont les hommes, par nature, de se protéger, lorsque personne d’autre ne peut le faire, est un droit qu’on ne peut abandonner, par aucune convention. La souveraineté est l’âme de la République : une fois séparée du corps, cette âme cesse d’imprimer son mouvement aux membres. La fin que vise la soumission, c’est la protection [The end of Obedience, is Protection] : cette protection, quel que soit l’endroit où les hommes la voient résider, que ce soit dans leur propre épée ou dans celle d’autrui, c’est vers elle que la nature conduit leur soumission, c’est elle que par nature ils s’efforcent de faire durer. Et encore que la souveraineté, dans l’intention de ceux qui la fondent, soit immortelle, elle n’en est pas moins, non seulement sujette, par sa nature propre, à la mort violente du fait de la guerre étrangère, mais aussi habituée, dès son institution, du fait de l’ignorance et des passion des hommes, par de multiples germes de cette mortalité naturelle qu’apporte la discorde intestine »5.
Le principe qui guide la détermination initiale (et liminaire dans ce chapitre du Léviathan) de la liberté comme absence d’entraves, ou « liberté négative », réside donc dans une conception étroitement sécuritaire de la politique. Spinoza nous donne à penser que c’est au nom d’une telle définition étroite que l’on amoindrit les possibilités de la liberté humaine, c’est-à-dire celles de l’action de l’homme fortifiée par les autres hommes. Corrélativement, Spinoza conteste à Hobbes la thèse selon laquelle la crainte et la liberté sont compatibles et selon laquelle la peur jour un rôle fondamental dans la constitution du lien politique6. Si cette dernière ne peut jouer ce rôle, c’est que l’homme rationnel, celui qui juge des choses du seul point de vue adéquat, n’a rien à craindre. En effet, la peur suprême est celle de la mort. Or, cette dernière ne saurait être comprise dans le plan d’existence de l’homme rationnel, ni même du point de vue de quelqu’un qui est effectivement et simplement vivant, car elle relève entièrement « de causes extérieures en opposition avec [la] nature de l’homme »7.
3.1.2. Liberté et libéralisme :
L’affirmation de la liberté constitue donc manifestement un point d’aboutissement de la doctrine spinoziste, mais il convient de remarquer combien elle se présente de manière étonnante. D’une part, on sait que sur le plan métaphysique, le Hollandais affirme l’intégralité du déterminisme naturel, il n’y a donc pas de place chez lui pour une idée de liberté entendue sur le plan théorique comme libre-arbitre ou sur le plan pratique comme fait de la raison et principe du devoir ; en tout cas, il n’existe aucune possibilité de penser un pouvoir positif de se soustraire à la nature. Pourtant, dans le même temps, la substance individuelle trouve le moyen d’amplifier sa force, soit par des ressources internes (elle déploie cette force), soit par des judicieuses rencontres (extérieures, donc, il existe un pouvoir de la fortune, mais en même temps il faut savoir les mettre à profit ; rigoureusement parlant, une rencontre est bonne en fonction des pouvoirs intrinsèques de la substance, ici d’une disposition à bonifier la rencontre). Par là, la substance est capable de se libérer d’un certain nombre d’entraves, à commencer par celles qui résultent de l’inadéquation, d’une représentation erronée de ce qui lui arrive et de ce qu’elle est et désire. Précisément, la rencontre d’autrui, en particulier telle qu’elle se construit sur le plan socio-politique, augmente la force des substances dans des proportions insoupçonnées par rapport à ce qu’elles pouvaient et croyaient pouvoir avant la rencontre.
La politique, registre du vivre-ensemble, révèle par conséquent la liberté dont les substances sont capables lorsqu’elles se composent. On pourrait en tirer certaines conséquences intéressantes, comme par exemple le fait que la solitude, si elle n’est pas condamnable en soi, traduit éventuellement un mode de puissance moindre – ou alors elle a été choisie comme adéquate à telle ou telle substance individuelle particulière. En revanche, l’isolement (à savoir la solitude érigée en principe ou comme modèle de représentation des individualités) traduit nécessairement un contre-sens sur l’existence des substances individuelles : tout simplement parce que, comme la puissance de la substance individuelle est naturellement limitée (Ethique, IV, 3), refuser de concevoir l’association comme nécessaire revient à envisager les limites de l’homme, et à ne pas lui accorder ce surcroît de puissance que permet l’association.
Le TTP8 explique à ce propos que les hommes, face à la difficulté de vivre ensemble (car tous ne sont pas mus par la raison qui en explique l’utilité et la nécessité), trouvent un grand secours dans « l’espoir de quelque bien particulièrement désiré » ; chacun effectue son office avec ardeur du fait qu’il poursuit son intérêt, et la société se maintient sans que l’on soit obligé d’imposer des lois coercitives. Si bien que pour concevoir l’expression socio-politique de la liberté, la comparaison avec le libéralisme s’impose : lui aussi, en insistant sur la limite des individualités, met en valeur la nécessité de s’associer, ou la fécondité de l’association humaine du point de vue de l’augmentation de la force individuelle, donc du point de vue de la liberté. Il est plus précisément nécessaire de rapprocher la conception spinoziste du libéralisme dit de l’économie politique. Les thèses standards constituant l’idée moderne de démocratie, certes nées sous l’influence du courant du droit naturel moderne dans sa version « éthique » ou « normative » (en particulier chez Locke, qui développe ce qu’on pourrait nommer un « libéralisme théologique »), procèdent également de cette autre source théorique, fort différente, qui se représente la société comme une collection d’individus passionnés capable de se porter de lui-même, sans qu’un ordre externe s’y surajoute (l’Eglise ou l’Etat). Parce qu’il est passionné, cet ordre est doté d’un dynamisme propre, qui le rend en quelque sorte par lui-même intégrateur ou socialisateur. Cette thèse a été affirmée par les tenants de l’économie classique, tels Hume puis Adam Smith, pour lesquels l’affirmation simple de l’individualité impliquait également la reconnaissance des limites de celles-ci, et la nécessité dans laquelle elle se trouvait d’échanger. Mandeville dans sa Fable des abeilles, puis Hume dans le Traité de la nature humaine9 furent les premiers à avoir cette intuition, ensuite rationalisée dans l’œuvre d’Adam Smith, particulièrement dans les Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations de 1776 . Présentée de manière plus générale, l’école dite des auteurs de la « société civile » est composée de théoriciens qui se retrouvent dans cette affirmation selon laquelle la Modernité se traduit par le recul nécessaire des structures capables d’apporter à la société un ordre extérieur à l’ordre dynamique interne des passions humaines10. A cet égard, le libéralisme, même sous sa version d’économie ou d’économie politique, n’est pas « isolationniste », il est au contraire une doctrine sociale. Mais sans doute pourrait-on objecter que, dans sa version que nous venons de mentionner, il a cependant enfermé l’individualité dans une seule de ses motivations, l’intérêt ou, en termes spinozistes, « l’avidité » [humana avaritia, TP, VII, 17]. Or, l’homme s’ouvre à l’homme selon des logiques passionnelles multiples et variées, Spinoza y insiste. A cet égard, se trouveraient plus proches de l’esprit spinoziste des versions du libéralisme autres que la forme étroitement économiste. On pourrait mentionner à l’appui de cette thèse les doctrines d’Adam Ferguson et du premier Adam Smith11, qui sont des doctrine morales s’appuyant sur la plénitude de la vie passionnelle humaine.
La théorie spinoziste d’un ordre immanent des passions dont les effets sont socialement intégrateurs constituerait de
la sorte une des matrices de la théorie correspondante chez les auteurs libéraux. Ainsi interprétée, la pensée de Spinoza représente incontestablement une étape sur le chemin menant des
« passions » aux « intérêts », pour reprendre la reconstitution de la genèse du monde moderne esquissée dans le petit livre d’Albert Hirschman12.
1 TP, I, 3, p. 12.
2 Léviathan, chapitre XIV, trad. p. 130.
3 Cf. TP, III, 3 à 5.
4 TP, II, 7, p. 18.
5 Léviathan, chapitre XXI : « De la liberté des sujets », trad. p. 229 et 233-234.
6 Ibidem, trad. p. 222 : « La crainte et la liberté sont compatibles, etc. ». A rapprocher du chapitre XI, trad. p. 96-97, et de Machiavel, Discours, I, 11, 4, trad. p. 101 : la peur de Dieu est salutaire pour la patrie ; I, 15, 2-4, p. 115-116 : la peur de mourir a des effets bénéfiques, en ceci que, comme la précédente, elle cimente passionnellement les serments échangés par les hommes.
7 Ethique, IV, 18, scolie, p. 236-7 ; « …ce n’est jamais, dis-je, par une nécessité de sa nature, c’est toujours contraint par des causes extérieures …qu’on se donne la mort, etc. », IV, 20, scolie, p. 238-239 ; sur la mort, cf. également IV, 39, démonstration et scolie ; V, 38, scolie. Rapprocher sur ce point Spinoza et la Lettre à Ménécée d’Epicure paraît nécessaire.
8 TTP, V, p. 105-107.
9 Voir particulièrement Traité de la nature humaine, livre III : « De la morale », Deuxième partie : « De la justice et de l’injustice », section 1 et 2, trad. fr. Ph. Saltel, Paris, Flammarion, « GF », 1993, p. 75-103 : Hume part de prémisses qui évoquent tout à fait les conditions campées en leur temps par Protagoras dans le célèbre mythe du dialogue éponyme de Platon – les hommes sont des animaux défavorisés par la nature, et se trouvent dans un cruel état de besoin et de manque, qui ne saurait s’améliorer que par le développement de relations sociales. Celles-ci sont déterminées par l’intérêt personnel, si bien que c’est paradoxalement de l’égoïsme que procède la société.
10 Voir Claude Gautier, L’invention de la société civile. Lectures anglo-écossaises : Mandeville, Smith, Ferguson, Paris, P.U.F., 1993 ; et sous la direction du même auteur, Hume et le concept de société civile, Paris, P.U.F., 2001, en particulier l’article de Didier Deleule, « Anthropologie et économie chez Hume : la formation de la société civile », p. 19-47.
11 Celui de la Théorie des sentiments moraux de 1759 qui s’appuie en premier lieu sur l’idée de « sympathie », mécanisme de communication des passions d’un individu à un autre. Voir la traduction de la TSM par M. Biziou, C. Gautier et J.-F. Pradeau, Paris, Paris, P.U.F., 1999, « Quadrige », 2003. Et Claude Gautier, L’invention de la société civile. Lectures anglo-écossaises : Mandeville, Smith, Ferguson, Paris, P.U.F., 1993.
12 Albert Hirschman, Les passions et les intérêts. Justifications politiques du capitalisme avant son apogée [1977], trad. fr. P. Andler, Paris, P.U.F., 1980 ; « Quadrige », 1997.