3.3. La multiplicité des régimes, ou la politique dans l’histoire
Examinons à présent la typologie spinoziste des régimes qui constitue la seconde partie du TP (chapitres VI à XI). En quoi consiste cette analyse ? S’agit-il des régimes empiriques, saisis dans l’histoire, ou des régimes idéaux-typiques (des synthèses dont la visée est la connaissance scientifique de la réalité, à la Max Weber), ou des régimes idéaux ?
3.3.1. Une typologie des régimes :
D’abord, combien y a-t-il de régimes différents pour Spinoza ? Le TTP, notamment dans les chapitres XVII et XVIII, Spinoza décrit « l’Etat des Hébreux », à savoir une théocratie animée par le travail de l’imagination, telle qu’il en reconstitue le type par sa lecture de l’Ancien Testament. Dans le TP, il distingue la royauté, la démocratie et l’aristocratie. Au sujet de cette distinction, on peut faire plusieurs remarques.
Premièrement, le principe même d’une telle typologie est ancien ; il est en effet possible de le faire remonter à la philosophie politique de l’Antiquité, et de le relier par suite à la question topique de la recherche du meilleur régime possible, soit à Hérodote1, à Platon2, à Aristote, lequel estimait que les régimes se ramènent à trois formes principales, tripartition qui se dédouble par la précision que pour chaque forme il existe une forme correspondante mauvaise ou déviée3, enfin à Polybe qui établit la logique des changements d’un régime en l’autre comme une loi de l’histoire humaine4 . Une telle entreprise a été reprise par la modernité : Machiavel s’inscrit dans la lignée polybienne d’une théorie des régimes liée à une représentation de l’histoire à portée philosophique5, tandis que Hobbes reprend l’idée aristotélicienne que tous les régimes empiriques se ramènent à trois6. Cependant, le penseur anglais modifie la topique classique : en suivant l’orientation conférée à la philosophie politique moderne par Bodin, il estime que l’approche morphologique masque le vrai problème posé aux hommes par la politique, à savoir celui de la nature, de la forme et des limites de la souveraineté7.
Ensuite, il est nécessaire de remarquer que les trois régimes distingués dans le TP ne sont pas envisagés sur le même plan.
La démocratie n’est pas réellement traitée, car le chapitre qui la concerne est inachevé, sans que l’on en sache la raison ; cependant, il semble que ce régime corresponde le mieux à la souveraineté telle que la théorie politique spinoziste entreprend de la repenser, qu’il soit au plus proche de la source de souveraineté authentique, la « puissance de la multitude ». D’ailleurs, à la réserve près du dépassement du modèle contractuel, l’ensemble des considérations théoriques développées dans le TTP relativement au droit naturel convergent vers ce que dit le TP de la démocratie.
La monarchie reçoit un traitement spécial à double titre : d’une part, par la force des choses, puisque à l’époque où écrit le philosophe hollandais, elle est le régime dominant en Europe, même si les Provinces Unies ont connu un régime républicain. Le fait de s’y attacher longuement traduit incontestablement la volonté spinoziste de travailler un matériau réel, et celle de se doter d’un « terrain » de qualité pour tester sa réflexion personnelle. De plus, du fait que Spinoza, dans un geste étonnant, opère justement un travail de déformation ou d’adaptation de cette forme de régime, qui le rend compatible avec la puissance de la multitude. Un tel type de régime, écrit en substance Spinoza, peut être adéquat à la souveraineté authentique, dans la mesure où le roi doit comprendre qu’il ne saurait stabiliser son Etat sans s’appuyer sur la multitude. Il faut noter combien cette reprise évoque une forme que Machiavel avait abordée, et qu’il avait nommée en forgeant une expression qui était quasiment un oxymore, celle de « principauté civile » [principato civile]8. La monarchie qui se veut absolutiste est contradictoire et condamnée par les faits, elle tend nécessairement à se faire contester puis renverser, tandis que la monarchie viable est en quelque sorte une démocratie qui s’ignore. On ne saurait sous-estimer la portée critique d’une telle analyse du point de vue de la période dont Spinoza est contemporain : elle opère une remise en question sourde mais radicale du modèle absolutiste français, qui tend à dominer la politique internationale européenne. Ce que souligne donc Spinoza avec une sorte de sens historique prémonitoire, ce que l’oubli des conditions populaires de fondation de l’Etat rend la monarchie française fragile et la voue, à terme, à l’échec.
L’aristocratie, seul type de régime qu’on pourrait dire « par principe absolutiste » parce que les nobles n’accordent aucune légitimité aux non-nobles (tandis que la monarchie est susceptible de se fonder sur les forces sociales qui dans leur variété composent la société), est également longuement examinée dans le TP. Tout se passe comme si le modèle vénitien, qui sert ici manifestement de référent à la pensée spinoziste, était aussi bien profondément observé que vivement critiqué, en ce qu’il confisque le pouvoir au peuple. On peut également remarquer que, si la monarchie est « retournée » par Spinoza, il n’en va pas du tout de même pour l’aristocratie. Ce régime présente sans aucun doute la vertu de résister à ses propres contradictions, et l’on pourrait affirmer que son examen approfondi est mené par le Hollandais dans un esprit curieux, dans le but d’aller au plus loin dans la connaissance d’un régime tout à fait discutable dans ses fondements, mais également efficace dans ses modes.
3.3.2. Quel est le meilleur régime ?
Quel régime a les faveurs de Spinoza ? Conséquence de la mise en place de la « multitude » comme sujet collectif légitime, la démocratie paraît devoir dominer les autres régimes, dans une perspective résolument hostile à la thèse hobbésienne. Pourtant, si l’on s’en tient au plan « morphologique » qui a été jusqu’ici le nôtre, les choses ne sont pas aussi nettes. En effet, tandis que la monarchie, en tant qu’elle peut être interprétée selon ce même principe de l’institution de la multitude, présente d’incontestables qualités, même en ce qui concerne une juste répartition des pouvoirs, Spinoza paraît concéder à l’aristocratie, en dépit de sa sévérité, une grande vertu positive pour un type de régime, celle de la stabilité. De plus, ainsi que nous venons de le suggérer, on pourrait dire que l’aristocratie, dans la résistance même qu’elle offre à la puissance de la multitude, a une vertu négative : elle fournit le type d’une organisation des pouvoirs capable de se maintenir tout en confisquant le pouvoir à la multitude – comme il s’agit d’un type de régime à la fois réel, résistant, et tout à fait critiquable, le fait de l’examiner en détail fournit à la pensée un objet réel qui aiguise ses raisons. Il s’agit d’un régime auquel Spinoza ne peut faire subir nulle transformation philosophique, c’est peut-être là une de ses vertus importantes. Tandis qu’à maints égards, la pensée spinoziste est une pensée du changement, l’aristocratie semble un régime incapable de changer sans disparaître purement et simplement.
Par cette démarche qu’on pourrait donc qualifier de pluraliste, on dirait que le penseur hollandais a le souci d’ancrer la philosophie politique dans l’histoire. Une telle perspective offre des effets herméneutiques intéressants : le TP a été composé dans un contexte international particulier, qui a vu les Provinces Unies attaquées simultanément par l’Angleterre et la France, si bien qu’il n’est finalement pas surprenant que tout en proposant le projet philosophique de refonder la souveraineté sur la multitude, il offre des ressources importantes en termes de description et d’évaluation des autres régimes empiriques.
Cependant, cette question se décide effectivement sur le plan fondement de la souveraineté authentique, laquelle ne peut reposer que sur la puissance de la multitude. Le meilleur régime est celui qui est le plus proche de cette authenticité. La question morphologique paraît résolument subsidiaire à celle de la nature du principe souverain, dans un geste finalement assez comparable, mutatis mutandis, à celui opéré par Hobbes. Plusieurs ordres de raisons convergent en faveur d’une telle interprétation.
Premièrement, tout se passe comme si Spinoza collectionnait, avec les différentes formes de régime à l’analyse desquels il se livre, des formes politiques qui ordonnent les relations sociales de façon différenciée. Ainsi se comprendraient sous un jour nouveau les considérations relatives aux honneurs, que l’on voit par exemple dans le chapitre sur la démocratie (TP, X , 8). On pourrait les comprendre à la lumière de l’argumentation du début du Traité de la Réforme de l’entendement, qui évoque le fait que le sage ne peut trouver la béatitude que dans la recherche d’un bien qui ne soit pas extérieur, mais tout intérieur, argumentation reprise à la fin de l’Ethique, V, 42, qui explique que la vertu n’offre d’autre bénéfice que celui qui se tire de sa pratique même. Paradoxalement, le meilleur régime est celui dans lequel les citoyens n’attendent pas de l’extérieur une récompense à leurs manières d’être – ce qui expliquerait que l’aristocratie n’est pas absolument critiquée. Transposé au plan politique, le principe de la supériorité de la vertu intérieure sur les biens extrinsèques deviendrait ceci : est supérieur le régime qui valorise pour eux-mêmes les liens de la solidarité sociale.
Deuxièmement, on peut également faire cette remarque que Spinoza demeure attaché au couple cicéronien, également présent chez Machiavel, composé par les lois et les mœurs : il n’existe pas de bonnes lois sans bonnes mœurs, ni de bonnes mœurs sans bonnes lois. Ce que veut donc établir la typologie des régimes – en retravaillant cette thématique par le principe de la puissance libératrice de la multitude – c’est que, dans la réalité historique, les mœurs peuvent varier et s’incarner dans des lois dont la forme est différente et variée. De ce point de vue, Spinoza procède un peu à la manière de Montesquieu dans De l’esprit des lois : il existe une effectivité des formes à leur moment d’apparition, car elles sont conditionnées par un état des mœurs. De la sorte, on pourrait affirmer que la typologie des régimes doit être entendue de manière dynamique : si chaque régime possède sa légitimité, considérés dans leur ensemble il faut les interpréter en fonction du mouvement de l’évolution des lumières, qui veut que les hommes accèdent toujours davantage à l’intelligence de leur situation. Dans cette perspective, la démocratie – si l’on entend par là le régime dans lequel le droit naturel individuel s’exprime de la manière la plus large possible – est la forme constitutionnelle et le type de rapport social qui est voué à s’imposer dans l’histoire.
Troisièmement, nous pouvons aller plus loin, et voir enfin les choses à partir de la théorie de la composition des droits naturels individuels sur le mode du « transfert de droit non juridique ». C’est probablement à la lumière de cette théorie que Spinoza estime que la démocratie est le « régime le plus absolu » [omnino absolutum imperium]9. Dans ce régime, l’expression du droit individuel de nature s’opère en effet dans le cadre d’un consentement continué à l’ordre collectif et aux commandements du souverain. Ce régime se rapproche au mieux des considérations évoquées en TP, V, 5 et 6, mettant en valeur que l’homme est appelé à vivre collectivement une vie plus qu’animale, mue par « raison, vertu et vie vraie » [ratione, vera mentis virtute, et vita]. C’est-à-dire qu’ainsi entendue, la vie politique est celle que désirerait mener un sage. Dans le même temps, c’est précisément dans ce cadre de réflexion que l’on voit réapparaître le réalisme de Spinoza : un tel idéal de vie est susceptible de s’entendre dans le cadre d’un « utilitarisme » ? En fin de compte, le problème qui se pose aux substances individuelles douées de droit nature et de raison revient en effet à exprimer au mieux l’un et l’autre, par le biais des lois communes qu’elles se sont prescrites. Pour chacune d’elles, il convient d’être le plus possible sui juris, et le moins possible alterius juris. L’activité politique est donc à penser en fonction de ce que nous pourrions nommer « le » politique, par référence à la distinction faite par l’historien allemand Christian Meier10 : ce qui désigne moins l’activité législatrice et gouvernementale qu’une certaine intensité dans les rapports collectifs, une certaine présence ou attention des individus aux orientations et aux fins collectives. La lecture des chapitres V à XI du TP (c’est-à-dire de sa partie de « politique appliquée ») confirme cette interprétation. L’analyse des régimes s’effectue en effet en fonction de ce critère : en quoi chacun d’entre recèle-t-il certaines conditions d’une présence collective à soi-même, capable d’orienter les décisions communes dans le sens de la plus grande réalisation possible des droit individuels de nature ? Ainsi s’explique finalement l’ambiguïté que nous avons relevée dans la première partie – l’analyse « machiavélienne » des rapports de force interne se conjugue à un idéal philosophique, celui d’une vie commune permettant l’expression mutualisée des ressources passionnelles et rationnelles de la subjectivité individuelles. En vue de cet idéal, les régimes monarchiques, aristocratiques et démocratiques sont tour à tour envisagés. L’état d’inachèvement du texte de Spinoza nous renseigne mal sur les qualités du dernier, mais il est remarquable que la monarchie soit conçue en fonction d’une telle exigence : elle ne peut se maintenir « dans son propre droit » que si la multitude est en paix et adhère à son ordre11. Tout se passe comme si Spinoza donnait un nouveau sens à l’adjectif « absolu ». Peut être qualifié d’absolu un régime capable de traduire cette présence à soi – ainsi l’aristocratie n’est-elle jamais effectivement absolue (cf. TP, VIII, 5) parce que structurellement les nobles s’y méfient du peuple à qui ils ne confient aucune prérogative civile, tandis que la démocratie est le seul régime qui le soit vraiment, et que la monarchie le soit d’une certaine manière.
Le concept de représentation se trouve de ce fait complètement dépassé. On a vu dans quelle mesure ce concept était
destiné, pour Hobbes, à transformer une multitude d’individus en un peuple dans l’unité d’un acte de représentation fondé sur l’unité d’un représentant, est devenu superflu : Spinoza lui
substitue la construction d’une unité la multitude par une composition des puissances individuelles déterminée par le consentement permanent à l'égard des actes de gouvernement. La suppression de
l’engagement contractuel et celle, corrélative, de la représentation juridique rendent ce consentement non irréversible et assouplissent les condition du droit de résistance à l’égard du pouvoir
civil12. Si bien que Spinoza propose une nouvelle représentation de la
citoyenneté, en tout point hostile à celle de Hobbes. Pour celui-ci, l’obéissance à l’Etat repose sur l’utilité et sur la peur, tandis que Spinoza explique à plusieurs reprises que la peur de la
mort et la crainte constituent des motivations tout à fait insuffisantes pour stabiliser l’Etat aussi bien que pour réaliser pleinement les tâches de la vie civile. Tandis que Hobbes se montrait
résolument antirépublicain en interprétant la volonté des citoyens de se libérer des tyrans comme des visées séditieuses dangereuses pour l’Etat13, Spinoza reprend donc l’intuition machiavélienne d’une vie civile
libre parce que dynamique, voire « tumultueuse »14.
1 Enquêtes, III, § 80-82.
2 Le Politique, 302 b-e.
3 Politique, III, 7, 1279 a sq.
4 Histoire romaine, VI, 10.
5 Discours, I, 2, § 10-12, trad. p. 59 sq.
6 De cive, chapitres VII, p. 166-179 et X, p. 194-208 ; Léviathan, XIX, trad. p. 192-193.
7 Cf. Bodin, Les six livres de la République, I, 8 et 10
8 Cf. Le Prince, chapitre IX ; sur cette étrange forme constitutionnelle et gouvernementale, cf. Paul Larivaille, « La crise de la principauté civile », dans Th. Ménissier et Y.C. Zarka, Machiavel, Le Prince ou le nouvel art politique, Paris, P.U.F., 2001, p. 81-103.
9 TP, XI, 1.
10 Dans La naissance du politique ([1980], trad. fr. D. Trierweiler et allii, Paris, Gallimard, 1995) Meier propose d’interpréter ce qui s’est passé en Grèce à partir du Vème siècle avant J.-C. comme l’apparition d’un nouveau type de comportements, se référant à « une présence à soi-même » du corps civique. Aussi, les Grecs – les Athéniens en particulier – ont-ils inventé le politique en pratiquant la politique (i.e. l’activité constitutionnelle et gouvernementale) d’une certaine manière, à savoir collective et dynamique. Certains grands témoignages littéraires attesteraient de cette invention, ainsi Les Euménides d’Eschyle.
11 TP, VI, 6-8, VII, 2, 5, 11 ; VII, 26.
12 Une telle orientation constitue l’axe majeur pour une lecture politique et contemporaine de Spinoza, ainsi qu’on le voit avec les travaux d’Antonio Negri, comme Le pouvoir constituant. Essai sur les alternatives de la modernité (trad. fr. Paris, P.U.F., 1997) et Multitude (en collaboration avec Michael Hardt, trad. fr. Paris, La Découverte, 2004).
13 Cf. De cive, XII « Des causes internes d’où peut venir la désunion de la société civile », p. 214-226 ; Léviathan, XXIX, « Des choses qui affaiblissent la république », trad. p. 348-349.
14 Cf. Discours, I, 4-6.