Récemment, j’ai eu le plaisir d’inviter dans le cadre de la Société alpine de philosophie le philosophe niçois André Tosel, pour une présentation de son livre Un monde en abîme. Essai sur la mondialisation capitaliste (Kimé, 2008), dont la lecture m’a personnellement beaucoup intéressé. Il m’a semblé que ce fut une très belle rencontre, car le conférencier s’est montré aussi passionnant que son ouvrage ; en tout cas, le public présent à la Bibliothèque a réagi avec enthousiasme et, pour un auditeur au moins, avec indignation quant au marxisme de Tosel (réaction qui à mon point de vue est aussi bon signe que les autres quant à la pertinence et à la réussite de la soirée !). A ce lien sur le site de l’association, on peut trouver ma présentation initiale de l’ouvrage : http://societealpinedephilosophie.over-blog.com/categorie-10942281.html
Voici à présent le texte de ma présentation du livre de Tosel lors de la soirée. Les questions qu’il comprend visaient à mettre l’auteur en situation de réponse ; dans une version plus développée de ce texte je les reprendrai sans doute en mettant en lumière ses arguments puis, comme il se doit, en les discutant. En attendant, le cas échéant, vos réactions sont évidemment les bienvenues…
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Nous recevons ce soir André Tosel, professeur de philosophie politique à l’Université de Nice, et auteur de nombreux ouvrages consacrés notamment à Spinoza, à Hegel et à Marx.
Nous avons la joie d’accueillir André Tosel pour un livre qui m’apparaît important dans le contexte actuel. Il porte sur un objet, le monde, qui n’est pas inconnu de la philosophie : par exemple, les Stoïciens (avec le concept de « kosmos », les Pères de l’Eglise (avec le « mundus », Leibniz, Kant et Hegel (avec le « welt »), et même, sous la forme d’une réflexion sur l’éthique internationale, nos contemporains Habermas et Rawls, s’y étaient déjà essayés. Il s’agissait pour tous ces auteurs (et selon des modalités variées) de réfléchir à la signification anthropologique et morale de la réunion d’une humanité divisée en particularismes. André Tosel n’aborde pas les choses sous cet angle, mais il se concentre sur la dimension économique et sociale du processus actuel de « globalisation » ; pourtant, ainsi qu’on va le voir, il retrouve le questionnement typique de la philosophie sur un tel phénomène.
Il serait vain de vouloir résumer en quelques mots un livre aussi riche, mais afin d’entrer dans le vif du sujet, je dirai que pour Tosel, la globalisation que connaît le monde est une totalisation qui se fait passer pour une universalisation. Cependant, ce phénomène désigne à la fois une effective homogénéisation et une illusoire assimilation. En effet, le mode de vie qui l’engendre (dominé par le capitalisme) a perdu une grande partie de son pouvoir d’attraction réel et positif. En effet, d’un côté, dans les faits, le processus de mondialisation engendre de l’exclusion, de l’appauvrissement et une considérable souffrance sociale, et de l’autre, il est devenu extrêmement difficile de croire à la « mondialisation heureuse ».
La question est d’abord de préciser à quel objet on a affaire avec le processus de globalisation. L’auteur relève au début de l’ouvrage ce qu’on serait tenté de nommer l’état des connaissances actuelles à propos de la mondialisation, et note le déficit de représentations philosophiques en la matière. Prenant acte de ce déficit, l’ouvrage entreprend de forger une série de représentations adéquates à cet objet. « Le problème que pose une définition adéquate de la mondialisation est d’abord épistémologique » (p. 28).
Par suite, l’ouvrage présente le grand intérêt d’entreprendre une reconquête philosophique d’un tel objet. Ce qui peut s’entendre de deux manières, l’une et l’autres fidèles à l’ambition typique de la philosophie.
D’une part, il vise une connaissance conceptuelle de la réalité – en un temps où abondent les études basées sur une connaissance de type scientifique, sur le modèle des sciences sociales (économie, sociologie) ; si la mondialisation est soumise à toutes sortes de mesures, il s’agit avec ce livre d’en avoir une idée. Une des vertus de l’ouvrage repose, me semble-t-il, sur l’utilisation qu’il fait de la méthode marxiste dans une optique descriptive : il entreprend de lire les catégories dominantes du mode de vie qui s’impose dans le monde à la lumière de la notion de domination économique. Ainsi, la « liberté » promise par le système libéral apparaît comme une intégration sociale assez chèrement payée du point de vue de l’obéissance à des hiérarchies d’autant plus difficiles à contester qu’elles se prévalent d’une rationalité fonctionnelle. Le poids du marché, qui est à la fois l’ensemble des rapports économiques et sociaux et leur règle fonctionnelle, rend problématique la remise en question de ces hiérarchies. Si la totalisation que connaît le monde correspond à une hégémonie, soit, dans les termes classiques du marxisme à l’hégémonie de la classe bourgeoise, il s’agit de concevoir les conditions de la nouvelle forme de l’hégémonie. Reprenant l’ambition théorique d’un Gramsci, l’ouvrage se présente donc comme une critique de l’économie politique du monde globalisé, ou au moins comme l’introduction à une telle critique.
D’autre part, il s’agit de se demander si et dans quelle mesure la mondialisation résulte d’un processus historique nécessaire, qui serait impliqué par ce mouvement de fond qu’on a appelé la modernité : en quoi le développement de l’esprit moderne (terme à définir plus précisément, mais que l’on assimile souvent plus ou moins à l’essor de la rationalité) est-il le facteur décisif dans l’émergence d’un monde globalisé ? Si tel est le cas, comment se fait-il que ce processus soit en grande partie subi par les populations ? Le livre d’André Tosel implique donc une évaluation de la notion de modernité, et procède à cet égard en questionnant les grandes philosophies modernes, à commencer par celle de Hegel – en particulier, dans l’exigence manifestés par ce dernier de relier la prise en compte de ce qui est historiquement effectif et la tentative de penser la forme socio-politique rationnelle qui lui correspond. Le livre de Tosel est donc une tentative moderne ou fidèle à l’esprit moderne de questionner un phénomène dont il faut se demander s’il réalise la modernité (dans ses ambiguïtés mêmes), ou s’il la trahit purement et simplement. A cet égard, le livre se demande de manière stimulante quand a commencé la mondialisation, et entreprend d’en délimiter certaines époques différentes. C’est dans une telle perspective d’historicisation du phénomène que la notion post-moderne de « société liquide » semble pour Tosel posséder un certain rôle opératoire.
De ce fait, cet ouvrage opère une mise en question de la notion de rationalisation des processus de production et d’échange, à tous les niveaux où il est possible d’entendre ces derniers termes : rationalisation (ou hyper rationalisation ?) du travail, du commerce, de la diffusion des biens, des services, et des informations. L’envers de ce processus concerne la métamorphose des modes de domination. Si le monde contemporain est devenu complexe, c’est aussi parce que les formes d’assujettissement sont devenues bien plus difficiles à contester.
Par suite, le livre pointe la valeur de la démocratie, cette forme privilégiée des rapports politiques dans la modernité, ou mieux : forme politique moderne par excellence. La démocratie est-elle un régime efficace, au sens où il permettrait aux citoyens d’agir sur leur propre histoire ? Ou bien faut-il, pour en sauver le principe (à savoir : celui d’une communauté civique agissant volontairement sur son histoire) en dénoncer certaines caractéristiques essentielles, telle que la dimension de délégation de la décision dans le cadre du système de la représentation ? Si l’on voulait humaniser la mondialisation, ou réhumaniser l’histoire, que faudrait-il conserver de la démocratie ? Qu’est-ce qu’aujourd’hui un sujet politique, capable de délibérer et d’agir en fonction de fins rationnelles bonnes ? Et quels sont ces modes d’action privilégiés (voir à ce sujet les réflexions du chapitre 7 sur la pertinence du concept de révolution) ?
Enfin, un aspect qui me paraît essentiel, c’est la manière dont le livre se demande à quelle culture mondiale on a affaire avec la globalisation. Comment, au sein de l’espace monde, les spécificités culturelles se relient-elles entre elles ? Quelles sont les relations entre les particularités ethniques, nationales, religieuses, et les représentations d’ensemble qui pourraient fournir aux hommes des moyens d’action sur leur condition ? Cette dimension est d’autant plus importante que pour Tosel, d’un point de vue économique et social « la mondialisation n’est […] pas l’instauration d’un nouvel ordre international où s’échangeraient et se formeraient des complémentarités de secteurs. Elle est un ordre et un espace de domination hégémonique où la place dans la hiérarchie se joue sur la capacité de chaque Etat à produire et à exporter des biens via les firmes « multinationales-nationales », etc. » (p. 82). En d’autres termes, tandis que dans l’ordre économique et social, le monde globalisé repose sur la mise en concurrence des hommes et des Etats, leur affrontement quasiment guerrier, est-ce qu’on peut espérer que, dans l’ordre culturel, il se produise un phénomène réel d’unification d de l’humanité, capable d’agir sur ce système et au moins de le raisonner ? (D’ailleurs, je voudrais souligner l’importance du chapitre 5 de l’ouvrage consacré à la guerre, à ses multiples manifestations et à leurs fonctions dans le système mondial) Et surtout, comment connecter cette dimension et ses ressources propres avec les conditions d’un internationalisme politique, qui apparaît nécessaire à l’auteur ? Quel est plus précisément, dans cette attente, le rôle du droit, cette instance que la philosophie a traditionnellement investie d’un rôle régulateur en vue de l’unification des particularités humaines ?