La première journée du Tournoi des VI Nations 2013 me donne l’occasion de commencer cette série de billets consacrés au rugby, ainsi qu’on va le lire dans le post suivant. Pourquoi se lancer dans une telle entreprise ? Parce qu’il y a…le rugby, sport-roi auquel j’ai consacré des milliers d’heures de ma vie, autrefois en tant que joueur (je crois avoir été un honnête trois-quart centre de séries régionales), à présent comme spectateur-supporteur du FC Grenoble et comme éducateur en école de rugby *.
Dans ces billets, je veux parler du rugby d’aujourd’hui ou du rugby aujourd’hui, mais ce sera à travers le rugby de mon enfance, c’est-à-dire le rugby des villages, et donc le rugby de toujours : ce jeu complexe et franc dans lequel l’implication de 15 personnes en tous points différentes les unes avec les autres engendre des effets aussi saugrenus que le sont ordinairement les rebonds du ballon ovale : des résultats sportifs souvent inattendus, des expériences humaines parfois profondes, et même des enseignements philosophiquement substantiels. Oui, « des enseignements philosophiquement substantiels », et c’est moi qui vous le dit. Je crois en effet que, du fait de ses bizarres règles et de l’esprit qu’elles impliquent, ce jeu a toujours quelque chose à nous apprendre sur la réalité et sur l’humain, dans les registres que la philosophie décrète comme fondamentaux pour elle, c’est-à-dire l’épistémologie, l’ontologie, l’esthétique, la morale et la théorie politique.
Certes, je n’ai ni le palmarès rugbystique d’un Didier Codorniou** ni la verve poétique d’un Pierre Sansot***, et l’on pourrait se demander de quoi je me mêle.
Je pourrais juste dire que le rugby m’a appris tant de choses et qu’il me donne à penser…Mais ce serait très insuffisant. Il me faut ajouter que toujours, quand la réalité m’a semblé décevante ou cruelle (et dieu sait qu'elle peut l'être), il y a toujours eu un coin de ma tête qui se mettait à imaginer une passe croisée ou un coup de pied rasant capables d’envoyer le partenaire à l’essai (je jouais avec le n°13 dans le dos !). Tout s’est toujours passé pour moi selon l’alternative suivante : inventer dans l’action une combinaison originale, pertinente et élégante permettant à mon équipe de ne pas perdre, ou bien se résigner, accepter de perdre le match, et finalement de mourir. Autant dire que de solution, il n’y en a toujours eu qu’une, la première. Nous ne mourrons jamais si nous arrivons à conquérir courageusement le ballon puis à l’exploiter ingénieusement. Le rugby m’a donné et il fournit à l’espèce humaine des ressources extraordinaires, sa capacité d’« empowerment » individuel et collectif est stupéfiante – je le vois aussi, et quasiment chaque semaine, lorsque je fais office d’éducateur pour les enfants. Avant d’en dire davantage dans les billets suivants, je dois donc reconnaître que mon horizon d’attente de la réalité a été et demeure structuré par la pratique du rugby – et que par conséquent ma « vision du monde », chose tout de même cardinale pour un philosophe de métier et de vocation, est rugbystique.
Je me suis souvent dit que ne pourrais pas échapper toute ma vie à l’impératif personnel de connecter mes deux passions : la première chronologiquement parlant pour le jeu au ballon ovale, la deuxième (qui en procède, donc) pour les analyses conceptuelles de philosophie et de théorie politique. Je pense souvent au rugby, je pense parfois rugbystiquement, le moment est venu pour moi d’essayer de penser le rugby. Par conséquent, à l’attaque !
Ah oui : je dédie ce billet d’ouverture à Robert Damien, rugbyman exemplaire et profond philosophe.
*à l'Etoile Sportive de Vaulnaveys-le-Haut en Isère près de Grenoble: http://www.esvaulnaveys.com/spip/spip.php?rubrique?9.
*Pour les plus jeunes des lecteurs : Didier Cordoniou, surnommé « Le Petit Prince » fut un des meilleurs trois quart centres français de tous les temps, un joueur d’une finesse inouïe et mon idole quand j’étais joueur : http://fr.wikipedia.org/wiki/Didier_Codorniou. A titre d’exemple de ses faits d’armes, il composait avec Patrick Mesny, le joueur du FC Grenoble, la paire de centres de l’équipe de France qui a vaincu les All Blacks sur leur sol pour la première fois de l’histoire, le 14 juillet 1979 (résumé de cette mémorable partie ici :
http://www.youtube.com/watch?v=LqltQ_f_QGY).
**Pierre Sansot (1928-2005), philosophe, sociologue, anthropologue et écrivain français, qui fut longuement enseignant-chercheur dans la même université que moi, l’Université Pierre Mendès France – Grenoble 2 et pareillement supporteur du FCG. Immortel auteur de Le Rugby est une fête, Plon, 1991 : http://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre_Sansot