Colloque « Segreti e trasparenza. Demodinamiche, technologie, forme di vita, conflitti », Università di Catania, Dipartimento di Scienze politiche e sociali,
9-11 juin 2025
Avec sa légendaire autorité naturelle, notre hôtesse la Professeure Stefania Mazzone m’a chargé de vous livrer quelques réflexions sur le volume collectif que nous avons coordonné ensemble, avec les autres collègues Alessandro Arienzo, Carlo Colloca, Rosario d’Agata et Fabienne Martin-Juchat et qui est paru aux éditions Mimesis en 2022. Ce volume est intitulé Métamorphoses de la sociabilité, avec comme sous-titre « un idéal moderne dans le contexte de la postmodernité en état d’urgence sanitaire »
Bien entendu, lorsqu’on se charge de la réception d’un ouvrage, les éléments formels sont aussi importants que le contenu. Je vous propose de partir de ces quelques observations :
- Le titre choisi pour l’ouvrage ne peut manquer d’apparaître à la fois lapidaire et très ambitieux, ce qu’on dirait pour un sujet de thèse est que ce n’est pas un très bon titre !
- Le sous-titre lui-même semble trop long et peu explicite : il n’est pas très bon non plus ! (je crois me souvenir que c’est moi qui l’avais proposé…). Examinons en effet ce qu’il contient :
- « un » idéal : il est donc annoncé que la sociabilité sera approchée à travers les théories qui l’ont définie et programmée, c’est une entrée dangereusement idéaliste sur une réalité comportementale que la sociologie, la science politique et l’ethnologie, avec leurs méthodes d’investigation de terrain, peuvent sans doute mieux appréhender que les philosophes et autres penseurs du politique…
- « moderne » et « post-moderne » : ce sont des concepts historiques ou qui renvoient à la philosophie de l’histoire ?
- « en état d’urgence sanitaire » : l’ouvrage a été publié en novembre 2022, et exprime les émotions variées et complexes aussi bien que les réflexions approfondies d’autrices et auteurs qui ont vécu la sidération de la première vague de la pandémie de Covid 19, qui a touché l’Europe occidentale à partir de la fin janvier 2020. Certains des contributeurs ont même vu à cette occasion la mort de très près, ce n’est pas du tout commun pour une réflexion philosophique !
A la lumière des éléments compris dans le sous-titre, on peut déduire que cet ouvrage prend le risque de l’histoire immédiate, dans un contexte émotionnellement complexe. Et aussi qu’il met en tension cette hyperactualité douloureuse et une visée réflexive de grande ampleur, en confrontant l’actualité vécue, la modernité et la post-modernité à travers les idées de la sociabilité.
- Les auteurs et autrices sont au nombre de 17, dont 9 italiens et 8 français. La grande majorité des contributeurs et contributrices sont d’origine académique en sciences humaines et sociales (sauf une femme médecin et un psychanalyste). Toutes et tous sont des personnes mures et il y a un seul jeune ! Si je ne fais pas erreur, le néo-docteur qu’était alors Arthur Guezengar est en effet le seul auteur qui n’approche pas (au moins) de la cinquantaine ! Nous qui tenons beaucoup à faire participer la jeune recherche (et ce colloque en est encore la preuve manifeste), sur ce projet nous avions manqué notre objectif…
Ainsi présenté à partir de ses éléments formels, on peut penser que l’ouvrage courait plusieurs risques, à commencer par celui de n’être qu’un témoignage angoissé, ou pire : seulement le symptôme normal et banal d’une époque incertaine et fortement tourmentée.
Or, il échappe en partie à ce genre de critiques. Et c’est lié à son contenu. En effet, de quoi avons-nous parlé ?
Nous avons avec une certaine inquiétude, certes, fait l’hypothèse que la pandémie constituait une occasion non seulement de bouleverser les modes de socialité et de perturber les standards intellectuels de la sociabilité, mais également pouvaient provoquer de nouvelles formes de dégradation de la socialité dans le cadre des sociétés néolibérales, tout autant qu’elles donnaient l’occasion aux pouvoirs politiques et financiers de renforcer leur puissance en matière de contrôle, pour les premiers, et de profits, pour les seconds. En particulier, s’exprime un fort souci du renforcement des dominations déjà existantes en plus de l’invention des nouvelles, surtout sur les minorités.
Bien entendu, nous avions toutes et tous l’impression que l’occasion de la pandémie fournissait à la raison d’Etat une occasion dramatique de se réinventer en se faisant explicitement contrôle biopolitique des corps à travers une action dirigiste sur les milieux de la vie. Et cela s’est en effet produit, et sous plusieurs formes, comme le déplacement des formes du secret et de la transparence (pour évoquer les concepts qui nous réunissent dans ce beau colloque). Et en conséquence, comme le bouleversement des relations entre privé et public, entre intimité et action sanitaire, entre opinion publique et sciences de la vie. Ce bouleversement des limites n’était toutefois pas spécifique, puisque, plusieurs auteurs le remarquent dans le volume, c’est ce qui se passe toujours en cas d’épidémie, on le sait depuis la description de la peste à Athènes décrite par Thucydide (Histoire de la guerre du Péloponnèse, II, 47-54.
Cela, tandis que les solidarités traditionnelles étaient fortement ébranlées, et avec l’inquiétude que la pandémie nous fasse retourner à l’état de nature, en connaissant soit de plus grandes violences sociales appelant la répression étatique, soit de l'indifférence massive à la souffrance d’autrui - soit les deux à la fois.
Il est donc important de nous demander, à présent : nos inquiétudes ont-elles été confirmées ? La pandémie a-t-elle empiré la dégradation des idéaux de sociabilité moderne au profit d’une modernité désenchantée ?
Ce qui apparait – je dis cela pour lancer la discussion – c’est que (comme nous l’avions anticipé) la pandémie et la réaction des Etats ont révélé l’importance de traiter politiquement de la vulnérabilité. Cela concerne la dimension « sociologique » avec la prise en compte des minorités dominées, mais également d’autres aspects comme l’urbanisme, l’accès aux soins qu’il faut repenser et imaginer autrement.
En fait, si la sociabilité telle que la modernité l’avait théorisée a été mise en question, ce qui a été réinventé ou bien ce que nous sommes en train de continuer à réinventer, ce sont des formes politiques de sollicitude. Tout particulièrement en matière d’accueil fait aux minorités, en matière de féminisme ou de prise en compte des corps vulnérables.
Et qu’est-ce que nous n’avons pas pensé avec cet ouvrage ?
J’invite bien entendu les collègues à compléter mes commentaires…
Pour ma part, je ferai seulement deux remarques destinées à nous permettre de reprendre et à poursuivre la réflexion :
D’une part, maintenant que l’urgence climatique constitue un autre front d’urgence, il me semble que le statut des vivants au-delà des humains doit être intégré dans la réflexion à laquelle la pandémie avait donné lieu.
D’autre part, nous n’avions sans doute pas anticipé (et surtout la partie française des auteurs) quelle forme prendrait la suite de la transformation négative de la sociabilité moderne : à savoir, celle de la montée au pouvoir dans des formes démocratiques du populisme qui, partout dans le monde, amplifie une des tendances de la modernité, ce qui se traduit notamment par des discours et des politiques de racisme d’État. Alors je vous adresse la question qui s’est imposée à moi : quelle est la corrélation entre l’accident de la pandémie, la réaction biopolitique qui fut celle des Etats, et notre situation actuelle qui aujourd’hui en Europe devient dramatiquement (après l’être explicitement devenue ailleurs, comme aux USA) post-démocratique ?
Rappel des contributrices et contributeurs du dossier d’études :
- Alessandro Arienzo, Professeur d’histoire des doctrines politiques, Université de Naples Federico II
- Pascal Bouvier, Maître de conférences HDR en philosophie, Université Savoie Mont Blanc.
- Andrea Giuseppe Cerra, Doctorat en science politique, Université de Catane
- Elisa Chelle, Professeure de sciences politiques, Paris Nanterre La Défense
- Carlo Colloca, Professeur de sociologie de l’environnement et du territoire, Université de Catane
- Marie Cuillerai, Professeure de philosophie politique, Université Paris 8
- Rosario D’Agata, Professeur de statistiques sociales, Université de Catane
- Elena Gaetana Faraci, Professeur d’histoire des institutions politiques, Université de Catane
- Simona Gozzo, Professeur de sociologie générale, Université de Catane
- Arthur Guezengar, Docteur en philosophie politique, Université Grenoble Alpes
- Anna Maglia, Clinical Data Lead, ICON plc, Ireland
- Fabienne Martin-Juchat, Professeure de sciences de l’information et de la communication, spécialiste de l’anthropologie des émotions, Université Grenoble Alpes
- Stefania Mazzone, Professeur d’histoire des doctrines politiques, Université de Catane
- Thierry Ménissier, Professeur de philosophie politique, Université Grenoble Alpes
- Faouzia Perrin, Médecin de santé publique et Docteure en sciences politiques, Université Grenoble Alpes
- Pietro Sebastianelli, Chercheur en histoire des doctrines politiques, Université de Naples Federico II
- Thierry Vincent, Psychiatre & psychanalyste, Grenoble