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Tumulti e ordini

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Le blog de Thierry Ménissier


Un arbre qui parle, hélas !

Publié par Thierry Ménissier sur 6 Juin 2025, 08:20am

Catégories : #Lectures, #Philosophie et innovation, #éthique & IA

Un arbre qui parle, hélas !

Les jeux ontologiques avec l’intelligence artificielle constituent manifestement une tentation permanente tant les systèmes d’algorithmes offrent des possibilités de simulations et de transformation de la réalité, à ce jour indéfinies dans leur variété et inouïes par leur profondeur. Du point de vue la philosophie, l’intérêt pour les relations entre réalité, pensée et simulacres ne date pas d’hier, c’est le moins qu’on puisse dire puisque le premier qui a manifesté un intérêt pour le sujet n'est autre que Platon, et de manière assez spectaculaire, que l'on pense à l'allégorie de la caverne dans La République VII, ou aux analyses très riches du Théétète sur les différentes acceptations des perceptions et des termes (image, icône, simulacre, idole, phantasme...) ! (voir à ce propos par exemple la synthèse proposée par Christopoulou, 2014).

Ces jeux ontologiques reposent sur le rapport d’émerveillement à la technologie. Et cet esprit est caractérisé par une portée heuristique très grande. Cela, tout le monde le sait, même les ingénieurs : l'émerveillement technologique nourrit une connaissance renouvelée en ouvrant par le jeu des angles de vue originaux. Les mêmes ingénieurs manifestent en revanche une étonnante tendance à ne pas reconnaître - en tout cas de manière spontanée ou facile - l’envers de cette dimension, ou plutôt de la conséquence logique de cette affirmation : une technologie aussi puissante que l’IA, parce qu’elle donne l’irrésistible envie de jouer avec la réalité et de produire des simulacres, signale la dimension irréductible du caractère « magique » des projets technologiques. Grâce à des analyses très fines, Tyler Reigeluth a récemment suggéré qu’il fallait cependant « problématiser la question du rapport magique à la technique en montrant que la modernité, plutôt que d’avoir chassé celui-ci, l’a en réalité refoulé dans une « pénombre psychique » où les comportements humains et machiniques s’imitent et se troublent. » (Reigeluth, 2021).

En dépit de son caractère spontanément sympathique, le projet The Talking Tree me semble refléter de telles ambiguïtés et finalement exprimer cette « pénombre psychique ». Il consiste à « donner la parole » à un arbre (voir notamment ici et ), ce qui le désigne comme un de ces jeux ontologiques auxquels l'IA donne aujourd'hui lieu. Il serait en tout cas difficile de soutenir en toute bonne foi qu’il ne procède pas de l'enchantement de- ou par l’IA. Il s'en nourrit même...comme un véritable cheval de Troie pour son acceptabilité sociale (le discours ici implicitement tenu étant du genre : "la technologie, cette merveilleuse aventure qui reconnecte l'humain à la nature...").

Ce projet repose en effet sur une intention discutable, voire franchement douteuse. Pour nous reconnecter à la nature, puisque tel est le but affiché, est-il besoin d'un système d'algorithmes matériellement dispendieux et nécessairement conçu dans la logique extractiviste qui commence aujourd'hui à être connue (voir par exemple Allain & Maillet, 2021) ? Pire, favoriser l'ancrage corporel au monde à travers un SIA ne relève-t-il pas d'une pure et simple contradiction dans les termes ?

Étrange posture en vérité, qu'il convient de démasquer !

J’ai pour moi l’autorité de Pascal : « Quelle vanité que la peinture, qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire point les originaux ! » (Pensées, fragment Vanité n°27/38). L'arbre qui parle me semble en effet fortement vaniteux, c'est-à-dire non seulement humainement prétentieux mais également vain. Mais je pourrais également soutenir que s’exprime ici la tentation nihiliste de la pensée computationnelle : cette grande productrice de simulacre n’aime pas le vivant au point de vouloir lui donner une voix humaine artificielle…et aussi de dégrader la nature pour l'exprimer.

Le nihilisme, si l’on en croit ses pères fondateurs (Dostoïevski, Nietzsche, Cioran) peut être défini comme l’attitude de négation de la vie, de détestation du sensible et de misanthropie agravée, par désespoir tantôt de ne pas atteindre des idéaux crédibles, tantôt de ne pouvoir mettre le monde sous contrôle. Le « ressentiment calculateur » de certains projets d’informatique avancée évoque un tel tourment : smart cities qui monitorent impeccablement les flux (eau, électricité, mobilité, etc.) mais où il n'y a pas un humain, hôpitaux débarrassés de toutes préoccupation empathique…

Le nihilisme algorithmique peut être défini comme la volonté de satisfaire un besoin humain en délivrant une quantité (de matière, de service) destinée à satisfaire ce dernier, en fonction d'une mesure supposée objective mais elle-même adossée à une valeur estimée supérieure : celle du rendement optimisé.

Il s'agit maintenant faire parler les arbres grâce à des simulations algorithmiques. Ce qui exprime une autre forme du même nihilisme algorithmique : réduire le vivant non-humain aux critères des humains (l'expression langagière) au moment où certains d'entre eux commencent pourtant à se rendre compte de la forme particulière (et donc non universelle) de leur pensée. A savoir, à l’époque de la reconnaissance de la pensée animale et même végétale, voir par exemple Michael Marder, 2013, 2021 ; voir également les remarquables recherches de Daniel Chamovitz sur la sensorialité pensante des plantes, 2012, 2018.

Et évidemment, s'ancrer corporellement au monde, cela constitue une revendication absolument nécessaire à l'époque de la vie numérique. Mais plutôt qu'écouter des voix artificielle, j'invite à faire la part du vécu ressenti non mental, de l'incertitude, de l'imprévisible et de la vulnérabilité. C’est d'ailleurs ce que nous avons voulu exprimer collectivement avec Matières d’impro, nos dialogues improvisés sur l’improvisation, sur lesquels je reviendrai bientôt.


 

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