Intervention à la table ronde finale du Colloque Tech’n Use, Grenoble 22 et 23 octobre, Laboratoire Interuniversitaires de Psychologie & AGIM / Université de Grenoble-Alpes
http://technuse.wordpress.com/
Le colloque Tech’n Use interroge le processus, pour reprendre le sous-titre de la manifestation, qui va « de l’acceptabilité à l’usage de technologies innovantes ». Je vais développer mon point de vue en fonction de ma réflexion philosophique, qui, à la fois, a pour finalité la connaissance du monde par concepts, se déploie dans le champ de l’éthique et de la politique, et s’adresse à l’innovation entendue comme mise en marché et en société de produits et de services nouveaux. A ce titre, l’intitulé du colloque interpelle ma réflexion sur deux plans différents : d’une part, en ce qui concerne la notion d’acceptabilité, de l’autre, quant au lien temporel ou causal induit par la formule « de l’acceptabilité à l’usage ».
D’abord, il convient de se demander si la notion d’acceptabilité est la plus pertinente pour définir ce qui, durant les deux journées de travail, a réuni les chercheurs. La thématique de l’acceptabilité est en effet située dans le champ lexical du marketing, terme qui renvoie aussi bien à un ensemble de pratiques professionnelles et à une discipline de science de gestion, l’un et l’autre voués à étudier les relations entre les comportements d’achat et la valeur ajoutée des biens et des services. Le marketing, en tant que pratique professionnelle et science de gestion, étudie ces comportements et ces valeurs, mais également il les détermine ou tente de le faire. En effet, en reliant les comportements d’achat et la valeur des biens et des services, il produit des contenus cognitifs d’après lesquels l’échange marchand se trouve toujours plus fortement arrimé dans la réalité humaine. Le colloque Tech’n Use traite de tout autre chose. Réunissant des psychologues, des ingénieurs électroniciens, des informaticiens et des praticiens du soin, il traite de la recevabilité des technologies innovantes (et particulièrement de celles qui assurent le maintien et la réparation de la santé des personnes en manque d’autonomie), en réfléchissant au meilleur point de vue possible pour les accepter (et stricto sensu, il traite donc plutôt des facteurs d’acceptation que de l’acceptabilité). Il est nécessaire de souligner l’importance de cette distinction. En effet, un des problèmes qui se pose, dans le monde de l’innovation, est l’empressement avec lequel on cherche à savoir si les technologies, objets ou services émergents sont ou non vendables. Cet empressement est motivé par le contexte socio-économique dans lequel les technologies sont conçues et les services imaginés : l’innovation renvoie aux réalités d’un monde industriel et financier dans lequel les investissements réalisés ont un coût qu’il faut impérativement rentabiliser, où la recherche est censée doper les plus-values réalisées, et où elle est jugée d’après ses résultats comme valable ou non-valable.
Mais, pour compréhensible d’après le contexte dans lequel elle se déploie, une telle attitude conduit à perdre de vue certains problèmes récurrents que nous fait rencontrer notre situation historique, époque de transition dans laquelle les points de repère (éthiques et anthropologiques) vacillent, puisque d’une part l’éthique traditionnelle qualifie difficilement de nombreuses situations nouvelles créées par la technologie, et que de l’autre il nous manque une vision claire et approfondie de l’homme dans ses nouvelles conditions technologiques. Nous connaissons une situation de blocage potentiel du fait qu’aux chimères d’un transhumanisme exalté correspondent des réactions technophobes méconnaissant plus ou moins volontairement la manière dont la technologie a déjà envahi notre existence. Enfin, le réflexe de penser d’après la seule acceptabilité enferme l’humain dans une dimension réductrice, celle de l’usager, mot au demeurant très flou[1], et qu’on a pris la fâcheuse habitude de concevoir en termes utilitaristes sous la figure de l’usager-consommateur-client, soit en fonction du double rapport entre les moyens et les fins d’une part, et entre les coûts et les bénéfices de l’autre. Certes, il convient de faire pleinement droit à la condition de l’usager-consommateur-client (au sens où la tradition existentialiste emploie ce terme de « condition ») : elle renvoie en effet à une activité majeure pour l’humanité dans sa situation contemporaine, à savoir la consommation, activité peu aperçue dans sa profondeur et qui se trouve même souvent démentie comme telle. Il faut d’ailleurs promouvoir l’idée que le marketing constitue aujourd’hui une branche de l’anthropologie : en tant que pratique professionnelle, il nourrit la réalité humaine, et en tant que science, il en permet, au niveau qui est le sien, la connaissance de cette dernière. Il faudrait également interroger les réticences des deux mondes, le professionnel et l’académique, à accepter cette idée. En attendant, lorsqu’on se situe exclusivement dans la perspective de l’acceptabilité des technologies, certaines déterminations essentielles pour l’humain manquent à l’appel : par exemple celle du citoyen, et encore celle de la personne morale, enfin celle du sujet complexe et libre engagé dans une existence portée par des valeurs. Si l’usager-consommateur-client n’est pas nécessairement aliéné ni victime de ses choix, s’il peut être considéré comme un sujet qui est l’agent de ses propres décisions, il ne représente pas non plus tout de la réalité humaine ; or, c’est à ce type d’inconvénient que conduit la surdétermination de la thématique de l’acceptabilité quand on évoque le rapport de l’humain aux technologies innovantes.
L’intérêt du colloque Tech’n Use me semble tout particulièrement résider dans la tentative de comprendre ce qui conditionne l’adoption ou le rejet, qu’est-ce qui fait qu’une technologie « fonctionne » (c’est-à-dire opère la fonction pour laquelle elle a été conçue). C’est pourquoi, ainsi que je l’ai signalé au début, le deuxième point qui fait problème dans le sous-titre du colloque est le lien temporel ou causal induit par la formule « de l’acceptabilité à l’usage ». En effet, les travaux du colloque me semblent établir que ce lien est sujet à discussion : quand la technologie est acceptée, on ne va pas de l’acceptation à l’usage, mais tout au contraire de l’usage à l’acceptation. La recevabilité de tel ou tel dispositif est corrélative à la manière dont les usagers se l’approprient. Et cette appropriation ne conditionne pas seulement l’adoption des dispositifs, mais également le fait que, dans certains cas, ils sont plébiscités par les usagers. Il y a d’ailleurs là un des mystères les plus impénétrables de la logique de l’innovation : le fait que certaines inventions « prennent » et d’autres pas du tout.
Le mystère trouve un début d’élucidation dans un des éléments qui a été mis en lumière lors du colloque : derrière la recevabilité se joue la capacité des technologies à incarner des rôles plutôt qu’à opérer des fonctions, ainsi que l’a très justement fait remarquer Hélène Pigot dans son intervention. La notion de rôle renvoie aux dimensions de la socialisation, du relationnel ou du réseau, registres dans lesquels l’humain se déploie. Les philosophes phénoménologues (Husserl) ou existentialistes (Heidegger, Arendt, Merleau-Ponty) parleraient à ce propos de « constitution du monde humain ». Grâce à la technologie reçue car auto-appropriée, l’usager se donne un monde. Par suite, je suis tenté de dire que ce qui se joue dans la question de la recevabilité, c’est la puissance de réinvention d’une vie complète et libre pour des subjectivités en mal d’autonomie. La recevabilité repose donc sur la capacité socialisatrice de certaines technologies, fort critère discriminant par rapport à d’autres, peut-être tout aussi performantes du point de vue fonctionnel.
On a évoqué à plusieurs reprises lors du colloque le « caractère conservateur de l’usager ». Cette caractérisation appelle le commentaire. S’il semble intéressant de réfléchir l’adoption de technologies en termes d’habitudes d’usage, on peut craindre que cette manière de penser, si elle était généralisée, enferme les concepteurs des dispositifs innovants dans une forme de paresse, très fâcheuse notamment parce que, contradictoire avec les fins qu’ils poursuivent, elle susceptible de contrarier leurs propres efforts dans la diffusion des inventions sur le marché. Mais fâcheuse aussi à un autre titre et sur un plan plus fondamental, ainsi que je vais l’expliquer. L’usager dont il a été question tout au long du colloque (à savoir, le sujet handicapé, le vieillard ou encore les personnes accidentées) se trouve en perte involontaire d’autonomie. Ce n’est pas seulement ses habitudes qui sont perturbées, c’est l’ensemble de son mode de vie, à commencer par sa capacité à effectuer tout seul les activités élémentaires de l’existence, dont celles qui relèvent de l’intime. En d’autres termes, derrière la perte d’autonomie, c’est la constitution du soi (ce que les anglo-saxons désignent par le self) qui est mise en péril. Le monde du handicapé, du vieillard ou de l’accidenté s’est plus ou moins brutalement restreint et appauvri. On peut certes attendre du dispositif innovant qu’il se montre capable de réintégrer des habitudes, mais aussi qu’il soit en capacité de reconstruire un monde cohérent, ouvert et dynamique. Un monde qui offre bien entendu la possibilité d’amener l’usager à demeurer lui-même, mais également celle d’adopter de nouvelles attitudes, de vivre de nouvelles expériences. La reconnaissance de la complexité sociale des usages n’interdit nullement d'admettre le rôle fondamental de la technologie dans l’expression et la mise en forme de ces usages. C’est pourquoi la technologie conçue d’après un usage réfléchi est susceptible de renouveler la capacité humaine d’évoluer dans un monde désirable et choisi.
Je voudrais terminer mon intervention en me focalisation sur cette dernière expression : « un monde désirable et choisi ». S’il convient de substituer « recevabilité » à « acceptabilité » et si c’est l’usage qui conditionne l’acceptation, cela signifie que nous sommes aujourd’hui mis en demeure de repenser complètement la situation de l’usager. Pour prendre en compte l’avis de ce dernier, il ne suffit pas de mener des enquêtes de satisfaction, de développer des focus groupes et autres techniques de marketing. Il apparaît nécessaire de conférer une toute autre place aux usages dans les nuances qui sont les leurs – en intégrant les stratégies diverses et variées de customisation des innovations, mais aussi les résistances de usagers-consommateurs-clients. A cet égard, il conviendrait de concevoir un droit de résistance de l’usager. Nous répondons ainsi aux jugements sur le « caractère conservateur de l’usager », mais pour autant que cette expression, « droit de résistance de l’usager », doit faire l’objet d’une théorisation plus complète : elle ne vise pas à recouvrir sans nuances toutes les réactions de rejet du changement, et il ne s’agit pas d’accepter comme évidents les refus spontanés des personnes concernées. Il s’agit bien de constituer l’usage réfléchi comme la base d’un nouveau rapport à la technologie innovante. Et telle est la tâche que peuvent s’assigner les sciences humaines et sociales aujourd’hui dans le monde de l’innovation, importante et urgente. S’il convient en effet de s’y investir, c’est que par-là on pourra considérer les usagers également comme des citoyens et comme des personnes morales dont l’expression gagne à s’effectuer autrement qu’au travers de préférences d’achat. La tâche n’est pas d'apporter un supplément d’âme à la recherche et développement des groupes industriels, mais, études à l’appui, de refonder l’éthique de l’innovation – entreprise qui déborde largement l’objet du colloque, puisque à chaque fois qu’une invention s’impose sur un marché, l’éthique traditionnelle fondée sur les habitudes morales se voit remise en question et déstabilisée. L’histoire du mode de vie occidental a produit l’effet de soustraire l’acte d’achat à l’évaluation éthique. Si bien que la situation apparaît aujourd’hui tellement disproportionnée entre les faibles capacités éthiques des concepteurs comme des usagers d’une part, et la réalité des marchés de l’autre, que l’éthique de l’innovation n’existe pas, ou pas encore.
Repenser la position de l’usager, et la compléter par les autres dimensions de la réalité humaine, revient aussi à envisager que, à tous les niveaux où elles voient le jour, il convient de donner aux innovations une dimension politique. Dans l’adoption de tel ou tel usage innovant, à plus forte raison quand cet usage vise les postures fondamentales de l’humain (tel que le maintien en santé ou l’augmentation des performances vitales), se joue en effet quelque chose d’important pour le futur de l’humanité. Ici, dans l’effort qui est le sien pour déterminer le commun, la conceptualité démocratique a son rôle à jouer, en se fondant sur la discussion publique dans des contextes de dissension, sur l’expression du droit de résistance, sur la participation et la délibération réalisées par des comités mixtes réunissant des experts, des élus en charge du bien public et des citoyens exprimant la revendication sociale. Cela permettrait l’élaboration de consensus d’intérêt général, toujours particuliers et susceptibles d’être remis en question, consensus sans la visée desquels un monde désirable et choisi ne verra jamais le jour.
[1] Voir à ce propos les remarques émises par un acteur de terrain de la gérontologie : http://www.cairn.info/revue-gerontologie-et-societe-2005-4-page-13.htm