Data Week, Marseille, Préfecture PACA, 25 juin 2019
Table-ronde « L’IA, pour quels usages ? »
Thierry Ménissier, Institut de Philosophie de Grenoble (IPHIG) et chaire Ethique & IA – institut 3IA MIAI, Université Grenoble Alpes
Je vais appréhender la question posée (qui concerne le développement de l’intelligence artificielle) à travers celle de l’ouverture des données publiques (qui motive la Datawek dans son ensemble). L’IA constitue en effet le support technologique qui permet l’open data, laquelle représente de fait à la fois une nécessité démocratique et un enjeu socio-économique majeur. Mais savoir comment le faire, cela constitue un véritable défi, tant pour la puissance publique que pour les acteurs de la donnée et de l’IA.
Je voudrais souligner trois tâches importantes pour relever ce défi et qui, toutes trois, recouvrent actuellement une certaine confusion : (1) interpeller l’usager-citoyen, (2) mieux dessiner les futures smart cities, (3) repenser la « souveraineté numérique » à l’aune de l’open data. Il me semble que l’examen de ces trois points, qui sont articulés entre eux, est très important pour aujourd’hui. Par eux-mêmes, ces trois points me paraissent à la fois cardinaux et hypersensibles.
Je dis qu’ils sont tous les trois cardinaux (de cardo, terme latin qui désigne le pivot) car ils constituent en effet de véritables axes centraux pour parvenir à une politique d’ouverture des données réussie. Et hypersensibles, car les changements qu’ils recouvrent sont susceptibles de heurter nos habitudes, d’engendrer des résistances désagréables à vivre, peut-être pour certaines légitimes, et, pour les autres, difficiles à vaincre. Cardinaux et hypersensibles, ces trois points nous obligent enfin à un effort cognitif considérable : celui d’imaginer les cadres éthiques et politiques du monde dans lequel nous évoluons déjà et dans lequel vont évoluer les générations futures.
Je vais évoquer successivement ces trois points.
Premièrement, il est nécessaire d’interpeller l’usager-citoyen : le monde de l’innovation comme celui du numérique (souvent, aujourd’hui, c’est un seul et même mode, mais cette liaison n’est pas absolue : il y a des innovations non numériques !) est celui de l’usage, et il est dominé par une figure à la fois familière et incertaine. Cette figure, c’est celle d’un individu à ce jour mal identifié : pour l’innovation, il s’agit de « l’utilisateur » au sens de l’user experiment (UX) qui aujourd’hui domine la conception même des produits et des services ; pour le numérique, il s’agit de « l’amateur » que le monde numérique a « consacré », pour reprendre le titre du livre de Patrice Flichy [2010]. Cette figure de l’individu a remplacé celle du consommateur, mais elle souffre encore d’un manque de clarté ou d’un défaut de définition.
En effet, les intérêts qui la déterminent sont individuels, donc particuliers, et en tant que tels ils peuvent être privés (au sens où les intérêts privés animent le monde des échanges commerciaux), ils sont rarement généraux (bien qu’ils puissent relever d’une forme de généralité, lorsqu’une association de consommateurs s’exprime).
On nous dit qu’aujourd’hui, tout cela est lié : la création de valeur marchande, rendue possible par l’appropriation des données publiques, profiterait à l’intérêt général ; la libération des données, telle qu’elle présentée dans le discours ambiant, profiterait donc à la fois à l’intérêt particulier, au domaine privé, à l’intérêt général et au domaine public. Il conviendrait ici de mieux démêler les fils qui relient les différentes formes d’intérêt, ce qui permettrait de préciser autant que possible la philosophie de ces intérêts. Car si l’open data inquiète, c’est qu’il rapproche ce qui était autrefois divisé et nous oblige à repenser les distinctions fondatrices, et peut-être (mais ce n’est pas certain) à penser par-delà les anciens clivages, en violant la summa divisio entre sphère privée et publique. Or, comme ceux-ci structuraient l’ancienne vision du monde, la vision moderne [Ménissier 2011], cela nous oblige à une grande minutie épistémologique, à un exercice de concentration sur le présent dont la finalité est de savoir si nous sommes encore un peu « hier » ou déjà radicalement « demain ». Entreprise difficile car coûteuse, qui fait violence à nos habitudes, et peut-être aux points de repère qui était jusqu’à présent les nôtres.
Deuxièmement, il faut mieux dessiner les smart-cities : on nous dit aujourd’hui que la ville intelligente constitue l’horizon proche du plein déploiement des data ; or il me semble l’essor des « smart cities » démultiplie les ambigüités au lieu de constituer un horizon sur lequel il serait possible de prendre un azimut.
En effet, non seulement la variété des modèles en cours de développement sous cet unique terme produit une sorte de confusion, mais la réflexion sur nouvelles formes d’habiter et d’investir l’espace urbain, provoque un débat de fond sur la cité comme lieu traditionnel de socialisation et de politisation. Bien entendu, malgré son efficience en matière de gestion, la « ville intelligente » ne peut être uniquement un moyen de pilotage des données et par suite une expérience de monitoring des flux (d’énergie, d’eau, d’informations diverses), et dans ce secteur comme dans les autres mentionnés ici, l’illusion du déterminisme technologique doit être dénoncée et combattue ; pour autant quelle « politique des communs » engager pour rendre les différents modèles possibles compatibles avec une tradition de vie publique ?
Et comment œuvrer à faire des villes intelligentes, « panoptiques électroniques » (Electronic Panopticon), mais également prodiges de soutenabilité urbaine, ces « écologies démocratiques » (Democratic Ecologies) capables d’encourager de nouvelles formes de civilité politique via l’accès généralisé aux données (Open Data) ? [Araya 2015 ; Auby & De Gregorio 2017]
A l’heure actuelle, ces questions demeurent ouvertes. Puissant mécanisme de régulation automatique des flux et par suite triomphe de leur optimisation, systémique de capteurs et par suite lieu du contrôle biopolitique, ou vaste forum pour une nouvelle civilité numérique – aujourd’hui personne ne sait ce que serait une ville intelligente au sens humain du terme. Or, la tâche qui incombe est de proposer un design des smart cities qui en fasse des forums où les libertés publiques coexistent avec les choix d’usagers-consommateurs éclairés sur leurs pratiques numériques, ou autrement formulé : des espaces où celles-ci nourrissent littéralement celles-là.
Troisièmement, la tâche nous incombe de repenser la « souveraineté numérique » à l’aune de l’open data : ce point couronne la réflexion, et cela pour plusieurs raisons. D’abord, parce que la souveraineté constitue un concept rassurant, un concept dont la visée a toujours été, depuis ses origines à la Renaissance [Bodin 1986], de fournir aux citoyens un cadre politique et éthique apaisé car régulé et légitime. De ce point de vue, évoquer une souveraineté dans l’ordre numérique pointe la dynamique vertueuse de l’open data dans des smart cities bien identifiées à partir d’une réassurance pour les citoyens en termes de sécurité dans l’infrastructure à laquelle ils confient leurs données.
La référence à la souveraineté est faite à un concept fondateur de la théorie politique moderne. Stricto sensu, la souveraineté évoque le pouvoir suprême de faire les lois de manière inconditionnelle : Jean Bodin, juriste-philosophe angevin, a inventé le prototype de ce concept dans un contexte social chaotique et violent, à savoir, en pleines guerres de religions. Pour être parfaitement éloquent : Bodin publie son livre en 1576, soit quatre ans après le massacre de masse de la Saint-Barthélemy. La proposition célébrissime de Bodin est la suivante : la souveraineté est « la puissance absolue et perpétuelle d’une république » [Bodin 1986 : livre I chap. 8]. En d’autres termes, est souveraine l’instance qui choisit ses propres lois sans qu’on lui impose, et qui, à partir de cette primauté, se trouve capable de structurer son espace propre. Formuler un ordre juridique incontestable, où force reste toujours (je souligne cette expression) à la puissance publique, telle fut la solution proposée en Europe pour sortir du chaos et de la violence.
Par suite, les caractères classiques de la souveraineté sont la toute-puissance (le droit de mettre légitimement hors d’état de nuire les opposants) et la perpétuité (le fait qu’il n’y ait, sur un plan de principe, pas de terme temporel à l’existence de l’ordre qui se revendique souverain). Mutatis mutandis, ces caractères principaux du concept ont été validés et développés par Hobbes puis par Rousseau, à savoir par les concepteurs de l’institution républicaine moderne : tout au long de la pensée politique moderne, un véritable travail de domestication du premier concept de souveraineté inventé par Bodin (version absolutiste de la souveraineté) a été opéré dans le sens républicain, afin de le rendre capable de porter et de garantir des libertés publiques dans le cadre de l’Etat de droit (version démocratique de la souveraineté) [voir Cazzaniga & Zarka 2001].
Or, malgré ce travail, strictement entendue, la conception moderne de la souveraineté ne peut avoir cours dans le monde des réseaux numériques, du Big data et de l’IA. Tandis que le concept standard de souveraineté se matérialise par la réalité administrative et technique des Etats, par l’exploitation juridiquement monopolistique des ressources patrimoniales, par la délimitation et la préservation des frontières nationales. Or, conçue dans en fonction d’une représentation de l’espace issue, du point de vue diplomatique, des Traités de Westphalie, une telle idée de souveraineté ne peut plus avoir cours dans le monde numérique : il faut inventer une autre manière de décrire la réalité du pouvoir suprême [dressant ce constat, Bratton 2019 propose le « stack », l’empilement]. Dans un espace global nécessairement transfrontalier comme celui de la circulation des data dominé par les GAFAM et les BATX (puissances de fait, non pas des institutions publiques mais des entreprises privées), l’héritage de la conception initiale de la souveraineté est très difficile à articuler à nos nouvelles réalités, et malgré des efforts considérables la meilleure volonté des plus grands experts [CERNA 2018] ne parvient qu’à un résultat mitigé et décevant.
Il y a là un véritable problème car la data, or noir d’aujourd’hui, constitue évidemment une ressource exploitée, au-delà de la juridiction des Etats souverains, par les grandes compagnies qui sont comme de nouvelles Compagnies des Indes, jouissant de fait d’une prérogative d’extra-territorialité qui les rend presque intouchables. Mais une telle captation ne peut s’opérer sans la complicité de ces usagers insuffisamment citoyens que nous sommes tous lorsque nous utilisons les plateformes supposées gratuites (la plupart des réseaux sociaux font un usage a-éthique des données), et cela au sein de smart cities qui, pour l’heure, sont comme de véritables passoires à données !
L’enjeu d’une Data week proposée par une institution étatique ou une collectivité territoriale n’est rien d’autre que la constitution pratique d’une forme de souveraineté adaptée au monde contemporain. Par suite, il faut voir cette manifestation comme un atelier en vue de la préservation des libertés publiques. En effet, par le biais de la diffusion de la culture de la donnée, et sous l’effet de l’injonction à mettre cette dernière au service du public, peut s’opérer pour une communauté civique ancrée dans son territoire une salutaire réappropriation de ses propres ressources. Le monde ancien craque de toutes parts. Nos concepts hérités sont ou bien débordés, ou bien même masquent l’effet des nouvelles réalités socio-techniques. La pratique de la donnée, la synergie des acteurs du numérique dans le sens de l’intérêt général, cela laisse espérer l’émergence d’un nouveau concept de régulation favorable à la démocratie, par le biais de la réappropriation locale des pratiques numériques. C’est une manière d’inventer la nouvelle Athènes, cité démocratique et libre, aux antipodes du « projet politique de la Silicon Valley » et de sa « nouvelle servitude volontaire » [Vion-Dury 2016] !
Bibliographie :
- Araya, Daniel (eds), 2015 : Smart Cities as Democratic Ecologies, New York, Palgrave Macmillan.
- Auby, Jean-Bernard, De Gregorio, Vincenzo (dir.), 2017 : Données urbaines et Smart Cities, Paris, Editions Berger-Levrault.
- Bodin, Jean, 1986 : Les Six livres de la République (éd. originale 1576), Fayard.
- Bratton, Benjamin H, 2019 : Le Stack. Plateformes, logiciel et souveraineté (éd. originale 2016), trad. Ch. Degoutin, Grenoble, UGA Editions.
- Cazzaniga Gian Marco, Zarka, Yves Charles (dir.), 2001 : Penser la souveraineté à l’époque moderne et contemporaine, Pise-Paris, Edizioni ETS & Librairie Philosophique J. Vrin.
- CERNA 2018 : (Ganascia, Jean-Gabriel, Germain, Éric & Kirchner, Claude, Rédacteurs) La Souveraineté à l’ère du numérique. Rester maîtres de nos choix et de nos valeurs, Commission de réflexion sur l’Ethique de la Recherche en sciences et technologies du Numérique d’Allistene, téléchargeable à l’URL : https://www.allistene.fr/publication-de-la-cerna-sur-la-souverainete-a-lere-du-numerique/, consulté le 27 mai 2019.
- Flichy, Patrice, 2010 : Le Sacre de l’amateur, Paris, Editions du Seuil.
- Ménissier, Thierry, 2011 : La liberté des contemporains. Pourquoi il faut rénover la République, Grenoble, PUG.
- Vion-Dury, Philippe, 2016 : La Nouvelle servitude volontaire. Enquête sur le projet politique de la Silicon Valley, Limoges, FYP Editions.