[Ce billet n°5 fait partie d'une série de courts textes qui vise à expliciter le propos de mon ouvrage à paraître : Innovations.Une enquête philosophique, Hermann, 2021]
Ce texte est dédié aux personnes qui m'ont initié à la créativité :
Frédéric Touvard, Laurie Viala da Silva, Édouard Le Maréchal,
avec ma profonde estime intellectuelle.
Les philosophes boudent souvent la recherche sur l'innovation, mais aussi, ordinairement, ils revendiquent de ne pas pratiquer cette dernière. Et pour la plupart d'entre eux, un des aspects les moins crédibles et les moins engageants de la démarche d'innovation réside dans sa phase initiale de créativité. J'ai constaté qu'à cet égard, et hormis les critiques d'ordre politique (qui s'attachent à l'origine capitaliste du discours sur l'innovation, et au fait que celle-ci concerne l'activité productive considérée comme inessentielle), mes collègues se méfient de plusieurs choses différentes, dont certaines sont surprenantes.
Par exemple, le fait que - dans la phase de préparation à la créativité - des exercices appropriés disposent les individus à la nescience (ou ignorance consciente d'elle-même propice à la perception de nouvelles idées) rend curieusement interdite ma corporation, dont la vocation s'appuie pourtant sur la pratique du doute. Est-ce parce que la discipline académique de philosophie est depuis ses origines socratiques habituée à revendiquer le monopole de l'ignorance légitime ? Ou bien parce qu'elle dispose à sur-mentaliser le doute, ou, autrement dit, à parvenir à l'état d'épochè (suspension du jugement) au terme d'une procédure purement intellectuelle, tandis que les experts en créativité proposent de "mettre en jeu" collectivement la remise en question des habitudes ?
Autre exemple, à propos de la phase dite de "divergence", qui voit naître toutes sortes de choses bizarres : les ressources individuelles et collectives en termes d'agilité et d'inventivité, dont j'ai pu constater qu'elles sont étonnantes, les philosophes professionnels n'y croient tout simplement pas. Est-ce que parce que le "métier" de philosophe se confond depuis longtemps avec le professorat, ce dernier étant littéralement cadenassé par le système de la chaire (où la parole autorisée implique la concentration du savoir dans la figure du sachant) ? Est-ce parce que l'horizon d'attente de la société démocratique envers le savoir philosophique investit la personne du/de la philosophe du douteux privilège de la parole oraculaire ?
C'est d'ailleurs un vaste sujet que celui de la créativité, difficile à appréhender et sans doute impossible à épuiser.
Dans mon enquête Innovations, soucieux d'éviter les généralités vagues, je me suis attaché d'abord à observer puis à décrire - et ensuite seulement à analyser - trois modalités importantes de la démarche d'innovation via la créativité : la génération du possible, le raisonnement par abduction et la découverte par sérendipité.
Mais je veux ici dresser un constat autre : (dés)orienté par mes généreux guides, immergé dans cet immense pays, si j'ai enquêté, c'est comme l'avait en son temps entrepris le vieil Hérodote. Recherchant ce que signifiait innover grâce à la créativité, j'ai entrepris de procéder sans préjugé, avec la méticuleuse innocence d'un enfant sérieux. Et, finalement, qu'est-ce que j'ai découvert ?
La pratique de l'innovation, à travers la démarche de créativité, favorise une culture de la liberté de penser grâce à des activités qui paraissent souvent anodines. Le fait qu'elles se présentent comme des jeux y contribue évidemment, bien que la dimension ludique ne doive pas faire illusion. Car mine de rien cette liberté en actes fortifie l'autonomie.
Il se passe quoi, au final, en créativité ? Rien d'autre que l'énergie des commencements.
Si les exercices de créativité ne sont pas toujours agréables à vivre, loin de là, il se produit grâce à eux quelque chose de l'ordre de la joie spinoziste (laetitia) telle qu'évoquée dans le livre III de l’Éthique. Ainsi que le rappelle cette excellente étude, la joie pour le penseur hollandais n'est certes pas encore le véritable bonheur (beatitudo), car elle n'est qu'une passion. Mais c'est une passion, qui, en permettant au sujet d'être affecté par quelque chose de dynamique, augmente sa force d'action notamment par la compréhension personnelle de sa propre puissance. L'énergie des commencements de l'innovation permet, me semble-t-il, de "devenir actif" à la manière de Spinoza, en me référant à la très bonne étude de Pascal Séverac (2005) : il s'agit d'une mise en action "en-capacitante" sous l'effet de passions vivement ressenties qui augmentent la perception intelligente de l'environnement*.
Évidemment, ce n'est pas tout. Mais ce n'est pas rien non plus, surtout par des temps où les organisations (privées et publiques) sont dans la nécessité de se réformer rapidement parce que les circonstances sanitaires rendent caduques leur manières habituelles de faire.
(* pour celles et ceux qui veulent aller plus loin, analyse technique de l'ouvrage de Séverac par Pierre Macherey ici).