[Ce billet n°3 fait partie d'une série de courts textes qui vise à expliciter le propos de mon ouvrage à paraître : Innovations.Une enquête philosophique, Hermann, 2021]
Il y a ici quatre sujets pour une seule question posée. On jugera par ce qui suit de la difficulté qui a été la mienne d'essayer d'écrire quelque chose de philosophiquement sensé sur un sujet aussi difficile...
La question est "qui innove ?", et les sujets sont autant de thématiques dérivées de cette question qui m'ont interrogé.
J'ai été frappé par la manière dont, tant dans le cas de l'invention que de l'innovation (ou invention mise en marché et/ou qui se développe dans la société), on insiste sur le rôle des individus. Dans mon livre, je me suis penché avec attention sur ce que j'appelle "la mythologie individualiste de l'innovateur". Tel est le premier sujet : pourquoi valorise-t-on à ce point l'action ou l'influence de personnes particulières sur le processus d'émergence puis sur la diffusion des nouveautés - deux types d'activité manifestement très collectives ? Pourquoi cette mythologie, à savoir, ce genre de légendes à caractère sacré, que l'on reproduit sans y croire complètement, comme le rappelait dans un de ses livres célèbres l'historien Paul Veyne à propos des anciens Grecs, qui ne "croyaient" pas à leurs propres mythes ? Est-ce un reflet du mythe du génie personnel, si fortement ancré dans notre culture ?
Mais justement - deuxième sujet - si l'on prend le contrepied de la mythologie individualiste, en quoi cela consiste-t-il, un "milieu innovateur" ? Si elle est très documentée par la littérature savante (sociologie, management, science politique et histoire), cette question n'est pas claire du tout. Que se passe-t-il exactement dans les commencements de transformations radicales ? Qu'est-ce qui "fait prendre" puis fortifie l'élan collectif ? Sauvage (ainsi que je l'ai dit dans le précédent billet), l'innovation l'est aussi en tant que furieuse passion collective... comme dans "l'enamourement" (l'innamoramento italien ou commencement amoureux) ainsi qu'en parlait Francesco Alberoni. "J'aime ma start-up plus que mon âme ?"...
Mais revenons aux fondements de la mythologie individualiste de l'innovation, cette fascinante construction sociale. On peut en valider l'hypothèse en suggérant qu'en effet, pour inventer quelque chose dans un monde au mieux indifférent, au pire hostile, il faut beaucoup d'enthousiasme communicatif, autrement dit un sacré charisme. C'est le troisième sujet : sur quoi repose exactement l'effet de "distorsion de la réalité" souvent évoqué à propos de Steve Jobs, mais qui peut valoir pour toutes les innovatrices et les innovateurs ? Un désir collectif de croire dans le salut par le renouveau impulsé par l'inventivité humaine ? Jobs était-il réellement un messie ? Quelle curieuse philosophie de l'histoire que celle-ci.
La mythologie est souvent nourrie par des figures masculines, à commencer par celle de Jobs : le leadership est-il genré ? C'est le quatrième sujet, imposé lors de la rédaction de mon ouvrage par la discussion avec ma compagne, anthropologue et féministe, laquelle m'a maintes fois soutenu que l'innovation, étant entendu l'énergie phallique qu'elle mobilise, c'était un truc de mecs...(sous-entendu, si vous voulez bien m'accorder cette expression, qui "se la racontent").
A regarder les choses de près, c'est très compliqué cette affaire-là. Que l'innovation soit ordinairement dominée par une mentalité d'ingénieur la rend-elle définitivement ou essentiellement masculine ? Ce serait quoi l'innovation au féminin ? Je me méfie beaucoup de cette approche. Pourquoi les meilleurs sites d'histoire-par-les-femmes "oublient"-ils la catégorie "innovatrices" lorsqu'ils présentent des portraits de femmes qui ont réussi aussi bien que les hommes ? Et lorsqu'on sous-entend dans une étude intéressante que l'innovation au féminin relève du frugal, plus ou moins inspiré par le "care" (soin, sollicitude), est-ce qu'on ne reproduit pas une idéologie de genre en voulant doter les femmes de la capacité d'innover ? Toujours est-il que femmes veulent également transformer l'ordre existant par leurs entreprises : évidemment, la phrase célèbre de Schumpeter s'écrit aussi au féminin !