Comment penser le changement social ? Ce texte fut écrit à une époque de bouleversements différente de la nôtre, et il est énoncé dans un type de discours particulier et désuet, avec des raisons culturellement situées dans le catholicisme, mais il manifeste une conscience impressionnante des conséquences du changement et assume paradoxalement l'exigence révolutionnaire :
"A mesure que l’instruction descend dans [l]es classes inférieures, celles-ci découvrent la plaie secrète qui ronge l’ordre social irréligieux. La trop grande disproportion des conditions et des fortunes a pu se supporter tant qu’elle a été cachée ; mais aussitôt que cette disproportion a été généralement aperçue, le coup mortel a été porté. Recomposez, si vous le pouvez, les fictions aristocratiques ; essayez de persuader au pauvre, lorsqu’il saura bien lire et ne croira plus, lorsqu’il possèdera la même instruction que vous, essayez de lui persuader qu’il doit se soumettre à toutes les privations, tandis que son voisin possède mille fois le superflu : pour dernière ressource, il vous le faudra tuer.
Quand la vapeur sera perfectionnée, quand, unie au télégraphe et aux chemins de fer, elle aura fait disparaître les distances, ce ne seront plus seulement les marchandises qui voyageront, mais encore les idées rendues à l’usage de leurs ailes. Quand les barrières fiscales et commerciales auront été abolies entre les divers Etats, comme elles le sont déjà entre les provinces d’un même Etat ; quand les différents pays en relations journalières tendront à l’unité des peuples, comment ressusciterez-vous l’ancien mode de séparation ?
La société, d’un autre côté, n’est pas moins menacée par l’expansion de l’intelligence qu’elle ne l’est pas le développement de la nature brute ; supposez les bras condamnés au repos en raison de la multiplicité et de la variété des machines ; admettez qu’un mercenaire unique et général, la matière, remplace les mercenaires de la glèbe et de la domesticité : que ferez-vous du genre humain désoccupé ? Que ferez-vous des passions oisives en même temps que l’intelligence ? La vigueur des corps s’entretient par l’occupation physique ; le labeur cessant, la force disparaît ; nous deviendrions semblables à ces nations de l’Asie, proie du premier envahisseur, et qui ne se peuvent défendre contre une main qui porte le fer. Ainsi, la liberté ne se conserve que par le travail, parce que le travail produit la force : retirez la malédiction prononcée contre les fils d’Adam : In sudore vultus tui, vesceris pane [« A la sueur de ton visage, tu te nourriras de pain », Genèse, III, 19]. La malédiction divine entre donc dans le mystère de notre sort ; l’homme est moins l’esclave de ses sueurs que de ses pensées : voilà comme, après avoir fait le tour de la société, après avoir passé par les diverses civilisations, après avoir supposé des perfectionnements inconnus, on retrouve au point de départ en présence des vérités de l’écriture."
Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe (1848-50),
IV, Livre XLIV, ch. 3