« […] À compter de ce jour jusqu'à la fin du monde,
Sans que de nous on se souvienne,
De nous, cette poignée,
cette heureuse poignée d'hommes cette bande de frères.
Car quiconque aujourd'hui verse son sang avec moi,
Sera mon frère; si humble qu'il soit,
Ce jour anoblira sa condition.
Et les gentilshommes anglais aujourd'hui dans leur lit,
Se tiendront pour maudits de ne pas s'être trouvés ici,
Et compteront leur courage pour rien quand parlera,
Quiconque aura combattu avec nous le jour de la Saint Crépin. »
Shakespeare, Henry V,
Harangue du roi d’Angleterre avant la bataille d’Azincourt.
(défaite de l’équipe de France en 1415 par 6 000 à 13)*
Samedi 4 janvier 2013, le XV du FCG est allé chercher la victoire sur la pelouse du champion d’Europe, chez l’autre grand du rugby du Sud-Est, le RC Toulon. Bel exploit, fondé sur un exploit personnel de cet ailier fidjien, Alipate Ratini, lequel s’était déjà mis en valeur la semaine passée par son essai décisif en fin de partie contre Castres.
Ce match d’une belle intensité s’est dénoué, grâce à l’aide involontaire de l’arbitre Laurent Cardona, par un improbable coup de théâtre en faveur d’une équipe qui aurait très bien pu perdre**. Ce n’est pas cela qui retient aujourd’hui mon attention, mais ce qui s’est passé à la mi-temps de ce match. Que s’est-il passé à ce moment-là ? Précisément, personne n’en sait rien, à part les acteurs les plus directs de la partie : les joueurs et les staffs.
A la pause, les deux équipes rentrent au vestiaire avec quelques points d’écart en faveur de Grenoble (12 à 9). Ce score n’est pas immérité, tant les Grenoblois se sont montrés vaillants et rigoureux pour contrer une des plus puissantes machines à jouer du Top 14. Dans le rugby d’aujourd’hui, les joueurs rentrent au vestiaire, on arrête le jeu 15 mn, et malgré ce repos tout le monde se disait que la seconde moitié du match s’annonçait corsée pour Grenoble.
Il faut admettre l'hypothèse que ce moment secret, soustrait à la pulsion scopique des voyeurs médiatiques, a représenté un événement à part entière du match, et qu’il doit être compris dans l’intensité dramatique de la partie. Car il a évidemment décidé de la suite. Il était d'ailleurs tentant de se mettre quelques secondes à la place du manager grenoblois Fabrice Landreau, en se demandant ce qu’il pouvait bien dire à ses joueurs à cet instant précis.
Justement, comment gérer ce moment ? Le problème qu’a dû traiter Landreau lors de la mi-temps se ramène à une question simple : comment parler à des hommes qui vont devoir affronter pendant 40 mn des adversaires rudes, vexés et déterminés à les écraser, sur un terrain lourd et dans un stade hostile ? Si le rugby demeure toujours un jeu, il arrive assez souvent, en tant que sport collectif de combat, qu’il ne soit pas une partie de plaisir. Quand, à la défaite probable, s’ajoute la perspective de prendre des coups qui font mal, quand surgit l’éventualité des duels perdus aux yeux de tous, on peut légitimement craindre la possibilité de l’humiliation. Et de plus, il faut avoir vu, éprouvé, ressenti ce que signifie l’ambiance du Stade Mayol en furie pour s’imaginer ce que je veux dire : rien que comme spectateur, ça fait drôle, alors se trouver sur le pré...Bien des équipes, qui avaient d’autres prétentions que le FCG, en sont reparties non seulement la musette pleine, mais aussi le moral en berne.
Or, Landreau, interviewé par Canal + à l’issue de la victoire du FCG, a eu ces paroles stupéfiantes :
“Ça représente quoi cette victoire ?”
- “Tout à l’heure lorsqu’on a fait la prière, on s’était dit qu’il fallait croire en nos rêves et qu’on pouvait battre toutes les équipes, et qu’aujourd’hui ce théâtre magnifique de Toulon pouvait être une superbe pièce et qu’il ne fallait pas que ça se finisse en tragédie pour nous. Ce match il fallait qu’il finisse en apothéose et qu’il n’y a rien qui pouvait nous retenir aujourd’hui, si ce n’est notre collectif, notre énergie. Et on a réussi mais sur un coup du sort. Voilà.”
Mayol, ce magnifique théâtre (bel hommage !), pouvait être le cadre d’une superbe pièce, et il fallait continuer à s’accrocher pour ce que ne soit pas une tragédie, mais, en quelque sorte, un drame héroïque. Tel était le sens de l’effort à produire ensemble. Simple et hyper efficace. Aucune violence dans le propos, aucun stress déplacé, une position de parole maîtrisée et élégante. Et ça a marché. Balloté à certains moments, le FCG ne s’est jamais fait marcher dessus. La justesse du propos de Landreau a fourni aux joueurs grenoblois l’assise psychologique nécessaire pour ne pas renoncer durant les 40 minutes.
On ne sait pas ce que, de son côté, Bernard Laporte a dit à ses troupes durant la pause. On peut l’imaginer en s’appuyant sur une illustration fameuse de sa manière propre, celle dont atteste la vidéo de la mi-temps de France-Italie de 2002, lorsque le grand public a découvert le style du « Kaiser », alias « Bernie le dingue » :
http://www.youtube.com/watch?v=MP_D7gRVGH4
Samedi, le colérique Laporte, ce moderne Caligula (« Qu’ils me haïssent, pourvu qu’ils me craignent »), a perdu son match contre le poète Landreau. Machiavel se demandait dans le chapitre XVII du Prince s’il est plus efficace pour un leader de se faire aimer ou de se faire craindre. La victoire du FCG suggère que, dans l’art de la parole intermédiaire de la mi-temps rugbystique, la question n’est pas tranchée.
Ou peut-être que samedi, avec le coup de théâtre du dénouement, les dieux du rugby ont décidé d’accorder la victoire au propos le plus sobre et esthétiquement le plus juste.
* http://fr.wikipedia.org/wiki/Bataille_d%27Azincourt#Bilan