Nigel Owens, arbitre international de rugby à XV, Gallois, et garant de l'accord entre Apollon et Dionysos
Je voudrais revenir sur le match qui a eu lieu la semaine dernière, samedi 24 février à Édimbourg et qui a opposé l’Écosse à l'Angleterre lors de la 3ème journée du Tournoi des Six Nations 2018.
Mon intérêt pour ce match vient, d'abord et bien entendu, du fait qu'il s'agit, à l'heure qu'il est, de la plus belle partie de la saison. Avoir constaté combien les Anglais furent dominés dans les phases de ruck comme dans le rythme des attaques et des contre-attaques par l'organisation des Écossais représente une chose étonnante compte-tenu de la suprématie depuis 3 ans des joueurs en blanc sur le circuit international européen ; revoir les essais écossais provoque un plaisir tout en nuances : ainsi qu'on le voit dans ce résumé, la "fureur réglée" du XV du Chardon constitue le ressort d'un jeu très équilibré. Le n°13 écossais réalise trois exploits magnifiques, dont deux essais personnels, à chaque fois sur des services de balle au large ou au près qui sont remarquables. J'ai visionné ces actions au moins trois fois, et à chaque occasion mon corps a ressenti la sensation de l'espace ouvert par les courses de ce joueur - magnifiques moments de rugby :
https://www.youtube.com/watch?v=_8AYtT2gIBw
Mais c'est un autre détail que je voudrais mettre en exergue dans ce post, qui se trouve sur cette vidéo à 5 mn 18 s. On joue la 66ème minute de la partie, lorsque l'arbitre Nigel Owens arrête le match sur un déboulé des avants écossais car il a détecté un incident de jeu lors d'un contact entre les joueurs. Il siffle faute contre le jeune troisième ligne remplaçant Sam Underhill (qui présente certes un visage poupon, mais qui affiche 110 kg de muscles, ainsi que nous l'enseigne sa fiche de joueur) car ce dernier vient de porter un méchant coup d'épaule contre l'avant écossais qui chargeait. Ensuite l'arbitre appelle puis expulse temporairement l'agresseur. Enfin l'ouvreur écossais - magnifique Finn Russell ! - exécute une seconde fois la sanction, si j'ose écrire, en passant la pénalité.
Cette décision arbitrale est remarquable car elle sanctionne un geste vraiment dangereux qu'on voit se multiplier aujourd'hui. Ce n'est pas un plaquage, c'est un attentat, on le voit très bien au ralenti : le n°20 ne fait nul effort pour enserrer le corps de son adversaire avec ses bras, il le percute de toutes ses forces, épaule en avant.
Le point intéressant réside également en ceci que les images du ralenti nous permettent, sous trois angles de vue différents, de rendre sensible ce que le néo-rugby, destiné à plaire à des profanes (littéralement : à des non-amateurs de ce jeu), cache le plus souvent. La faute n'est pas seulement technique, elle est morale : il s'agit de faire mal. Or, le plaquage au rugby est un geste défensif qui constitue un moment particulier, spécifique à ce jeu : l'interposition corporelle doit être à la fois engagée et maîtrisée. Un bon plaquage, même "offensif" (lorsqu'on fait reculer l'attaquant) a beau être douloureux, s'il est réalisé dans les règles de l'art, il n'est jamais vraiment dangereux pour celui qui le reçoit parce que le plaqueur enlace le plaqué.
Voilà ce que l'arbitre Monsieur Owens, garant de l'application des règles en fonction de leur esprit aussi bien que de leur histoire, a rappelé au brutal britannique en l'invitant à rejoindre le banc de touche pour 10 mn. Le plaquage doit être une offrande du corps d'un défenseur pour arrêter l'adversaire, jamais un coup sournois porté pour détruire ce dernier.
A cette condition (et à quelques autres), notre sport ressemble à un art martial, dans la justesse du rapport entre engagement et retenue. Une justesse artiste, aurait pu dire Nietzsche, entre des forces contraires. C'est quoi, finalement, un plaquage, sinon l'incarnation de Dionysos et d'Apollon associés dans un geste à la fois courageux et élégant ?