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Tumulti e ordini

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Le blog de Thierry Ménissier


L'intelligence artificielle, et après ?

Publié par Thierry Ménissier sur 23 Février 2018, 18:34pm

Catégories : #Philosophie et innovation, #éthique & IA

Nicolas Poussin (1594-1665), Paysage avec saint Matthieu et l'ange (détail, Berlin, Gemälde Galerie)

Nicolas Poussin (1594-1665), Paysage avec saint Matthieu et l'ange (détail, Berlin, Gemälde Galerie)

Texte rédigé à l’occasion du cycle de la Distillerie organisée par la Communauté d’Innovation Renault (mai-septembre 2017) consacré au thème de l’intelligence artificielle. Paru dans la version papier du magazine Silex ID. The Innovative Experience #19, novembre 2017, p. 1-3.

 

« Intelligence artificielle » : ces mots à la mode assignent le philosophe à ce qu’il a de meilleur à transmettre, à savoir la perplexité. En effet, lorsqu’on les observe avec un peu d’attention, ces termes déconcertent les meilleures volontés. D’abord, convenons-en : l’intelligence, ce n’est guère facile à définir. Faculté d’adaptation, opérations mentales en partie conscientes et logiques qui permettent l’action d’un être complexe…Vouloir aller plus loin que ces banalités, c’est bien une question d’intellectuel, ou même d’une espèce immodeste trop infatuée de ses propres capacités ! A tel point qu’il est tentant, de manière volontairement décalée, de la présenter sur un continuum qui part de l’instinct à arrive à elle. Que constatons-nous alors ? Ce qui rend tentant ce renversement, c’est l’hypothèse non pas de la supériorité de l’intelligence, mais celle de son infériorité par rapport à l’instinct. Les philosophies cyniques (mordants comme des « chiens », kunos en grec ancien), dans l’antiquité, Bergson, dans la modernité, ont brillamment soutenu cette thèse. Qu’on veuille bien m’excuser d’un tel désir anthropocide, mais demander à des humains ce qu’est l’intelligence c’est comme demander à un capitaliste ce qu’est l’argent, ou encore demander à un drogué ce que c’est que l’héroïne. Mieux encore, l’intellectuel nous proposera une définition qui le valorise, ainsi que le fera le mathématicien, et l’ingénieur, et encore l’artiste…N’est-il pas plus efficace de considérer l’intelligence comme la mauvaise habitude d’une espèce qui a oublié ce qu’est sa nature, ainsi qu’il est suggéré dans l’improbable mais si judicieux dialogue entre le brahmane hindou Mandanis et le philosophe grec Onésicrite, disciple du grand Diogène (Les Cyniques grecs, éd. Léonce Paquet, Livre de Poche, p. 165-166).

Ensuite, qu’est-ce qu’un artifice ? C’est une création humaine, donc non naturelle, et par conséquent toujours suspecte de ne servir à rien, tel un redondant gadget qui pâlit face aux merveilles de la nature et aux prodiges de la vie. D’où la tentation permanente pour l’artifice de mimer le vivant. Comme si, paradoxalement, l’artefact réussi se devait toujours de paraître le plus naturel possible…Les difficultés augmentent à mesure qu’on tente d’y voir clair. Un recours paraît être de repenser l’artifice en fonction de ses finalités : en vue de quoi s’effectue la création d’artefacts ? Afin d’alléger nos difficultés, cette piste paraît intéressante car elle s’applique à l’ensemble de l’existence humaine et de la vie sociale : on peut voir l’artifice un peu comme l’ensemble des « béquilles » utiles pour faire tenir debout le monde humain.

L’IA, l’artifice d’une intelligence assujettie ?

De telles ouvertures permettent-elles un chemin de pensée plus aisé pour proposer une définition de l’intelligence artificielle, cet ensemble d’artifices intelligents ? Oui, mais à condition d’affronter un des plus redoutables angles morts du thème de l’IA. Jusqu’ici, compte tenu de sa finalité dominante ou explicite, les humains ont voulu (et pu, au fond aisément pu) conserver la maîtrise de leurs propres artefacts. Avec l’IA, la chose s’annonce beaucoup plus compliquée, et propre à raviver très rapidement pour chacun de nous le tumulte de peurs anciennes…Car ici se dessine un paradoxe, si ce n’est une contradiction dans les termes ! En effet pour nous les humains, d’une part, grâce à ses opérations complexes, sa finesse et sa « puissance de feu », l’intelligence, cette séductrice, offre la promesse de l’émancipation (vis-à-vis des contraintes sociales et naturelles), voire nous permet de viser l’autonomie, c’est même ce que qui la rend si aguicheuse. Mais d’autre part, l’artifice vise quant à lui une efficacité sous contrainte, car subordonnée aux buts que poursuit son opérateur humain. L’IA, ce serait donc une intelligence assujettie ? Une telle chose peut-elle réellement exister ?

En fait, comme il arrive souvent avec les innovations trop vite supposées radicales, lorsqu’on prend le recul culturel nécessaire, on se rend compte qu’en un sens elle existe déjà : l’intelligence assujettie a même une longue histoire derrière elle, et c’est celle de la domesticité. Quelle meilleure efficacité ou utilité pour le service humain, en effet, que celle du valet, dévoué aux commodités de son maître ? Quelles plus belles figures de service rendu que celles de Sganarelle dans Molière et de Jacques le Fataliste dans Diderot ? On se souvient également du très subtil film de James Ivory, Les vestiges du jour (1993), avec l’histoire du majordome Stevens, responsable en chef de la domesticité du domaine Darlington, entre 1936 et 1959 – cette histoire singulière exprime à elle seule la grandeur du service, dont l’envers est celle du sacrifice de sa propre vie privée et de la mise sous le boisseau de la conscience éthique et critique. Dans tous ces cas de figure, le domestique met tout ou partie de ses facultés au service de celui qui l’a engagé. Il n’y a pas de meilleur connu exemple de l’intelligence assujettie que celui de la relation maître-serviteur telle que développée dans les usages sociaux européens d’avant le grand mouvement de transformation impulsé par la Révolution française. Relation qui d’ailleurs n’est jamais sans ambiguïtés : on doit se souvenir aussi de l’histoire racontée par Joseph Losey dans The Servant (1969), au fil d’une narration où l’on ne sait plus qui est le maître de qui…

En tout cas, une telle perspective engage un renouvellement des croyances qui s’attachent aux relations entre intelligence et individu. En effet, l’intelligence peut-elle sérieusement être caractérisée comme le fonctionnement d’un cerveau individualisé ? Dire de quelqu’un qu’il est intelligent, cela revêt certes une valeur sociale très importante, car une considération sociale forte s’attache à l’homme ou à la femme qui, dans son cercle d’action ou d’influence, fait preuve d’à-propos, d’inventivité, d’efficacité. L’imputation d’intelligence renvoie au sentiment de reconnaissance et de distinction au même titre que les qualités physiques éminentes (force et beauté), ou que des vertus telles que le courage ou la loyauté. Et pourtant, l’intelligence réelle, approfondie ou soutenue n’est rien moins qu’individuelle, elle n’est en tout cas jamais individualiste. Elle apparaît même fondamentalement collective, voire politique, et cela dans la mesure où elle est souci de la complexité intrinsèque de l’action et volonté de « se mettre au niveau » de cette complexité. L’intelligence est une entremetteuse. Elle vise depuis toujours la mise en relation des êtres humains entre eux, celle de tous les êtres naturels entre eux, demain elle visera sans doute celle de tous les êtres humains, naturels et artificiels entre eux. En d’autres termes, la véritable intelligence est nécessairement collective car, voulant saisir le mouvement général des êtres, elle doit se faire à la fois écologique, cosmique et esthétique !

L’intelligence est l’irréductible et se situe au-delà de la faculté d’adaptation (et c’est ce qui fait son charme)

Mais il existe une autre piste pour penser l’IA : celle qui suggère que l’intelligence n’est certes pas inimitable, mais bel et bien irréductible. On veut dire par-là qu’elle ne se réduira jamais à la plus grande puissance possible de calcul, de même que la vie ne se réduit pas à la plus grande accumulation possible de conditions vitales. On a pris une série d’habitudes, sur le plan sémantique, et il s’avère particulièrement important aujourd’hui de les dénouer. On a associé « IA » et « puissance de calcul », tout en confondant celle-ci avec l’agrégation de données. Or, de telles habitudes mentales jouent contre nous ! Or, tout se passe comme si l’adoption souvent implicite de certains caractères de la définition usuelle de l’intelligence faisait obstacle à la perception ou à la conception d’autres éléments intéressants. Dressons, pour voir, la liste des artifices intelligents. Imaginons des artifices encore plus intelligents. Et même rêvons à un artifice le plus intelligent possible. Cela permet-il de définir et de se représenter l’intelligence ? Est-ce suffisant pour accéder à l’intelligence de l’intelligence ? Et par suite se mettre en situation de la créer (et de l’utiliser) ? Rien de moins certain.

           Il est utile ici d’inviter Descartes à la conversation, « ce cavalier français qui partit d’un si bon pas… » selon la formule de Charles Péguy, dont la formule atteste qu’il avait très bien saisi la mise en mouvement induite par l’intelligence du philosophe. Les Méditations métaphysiques (1641), cette odyssée de la conscience, constituent en effet un des plus beaux exemples d’intelligence naturelle, comme une tentative réussie d’auto-expression d’un système vivant. « Mais qu’est-ce donc que je suis ? Une chose pensante (Res cogitans). C’est-à-dire ? « C’est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent. » (Seconde Méditation). Dans sa démarche d’une audace incroyable, Descartes jette un pont entre le néant et l’être, entre le vide et Dieu. Ce dernier est défini comme l’Être le plus parfait, il est même assimilable à l’idée de la perfection. A tel point que ce que révèle l’introspection réflexive cartésienne, c’est que l’intelligence humaine, si elle est bien guidée, fournit l’accès à l’idée de perfection. N’y a-t-il pas là un potentiel horizon de sens pour l’IA ? N’est-il pas possible de concevoir une intelligence artificielle qui serait polarisée par l’idée de perfection ? Peut-être est-ce là un des legs pour notre époque du mathématicien que fut l’élève des Jésuites de La FlècheLe fait est qu’il y a une mystérieuse connivence entre l’intelligence qui s’éveille, le mouvement émouvant de la conscience naissante, la visée de l’infini et l’attachement à la beauté comme perfection. La démarche est celle d’un dialogue avec soi, comme le fera peut-être un jour la première vraie intelligence artificielle, enfin projetée au-delà des calculs d’agrégation de data. On peut lui prédire ce qu’elle apprendra : que, face à un problème, la juste solution réside dans les essais qu’elle a faits et fait encore pour l’imaginer. Au risque de déformer les lignes et de violer les habitudes…

 

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Y
Cet article fait partie des meilleurs articles que j'ai eu à parcourir et m'a permis de faire la différence entre "L'intelligence artificielle et celle qui est naturelle".
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T
Merci beaucoup pour votre appréciation !

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