« L’éthique du logiciel libre correspond à des attentes philanthropiques, d’ordre moral, de discours politiques et militants. La logique open source, quant à elle, est nettement plus attachée à des valeurs foncièrement techniques, mais également commerciales, dans un souci de renouvellement des lois économiques et de réorientation du marché. »
C’est ainsi que s’exprimait en 2011 le chercheur Nicolas Oliveri, dans son article "Logiciel libre et open source : une culture du don technologique", paru dans l’éminente revue de sciences sociales Quaderni (n°76). Dans les lignes qui suivent, je voudrais examiner la relation entre les deux termes, Open et « libre » (Free), sous un angle certes particulier, mais privilégié, celui du rapport entre l’innovation et la culture contemporaine. Celle-ci apparaît très instable et est susceptible d’une forte redéfinition de ses caractères essentiels à propos du rapport entre la liberté individuelle et les libertés publiques, entre la propriété privée et la mise en œuvre de « communs ». A travers cet aspect, on peut évaluer la fameuse promesse de l’innovation, à savoir sa capacité à perturber, mais également à transformer, à redéfinir et à réinventer des pans entiers de la culture humaine.
Le « libre » ou la réinvention de la politique par l’innovation
La thématique du logiciel libre, initialement propre à la culture des programmateurs informatiques, revendique de se fonder sur une philosophie qui défend et promeut quatre libertés jugées essentielles : celle d’exécuter le programme comme vous voulez, pour n’importe quel usage ; celle d’étudier le fonctionnement du programme, et de le modifier pour qu’il effectue vos tâches comme vous le souhaitez (l’accès au code source étant ici une condition nécessaire) ; celle de redistribuer des copies, donc d’aider votre voisin ; enfin, celle de distribuer aux autres des copies de vos versions modifiées ; en faisant cela, vous donnez à toute la communauté une possibilité de profiter de vos changements (source : Free Software Foundation). Revendiquer ces quatre libertés conduit évidemment à remettre en question la manière dont on établit la valeur des biens matériels.
Ainsi, du point de vue de la théorie économique, on a pu écrire que le logiciel libre visait la production de biens dont le statut était original car « antirivaux ». Selon S. Weber (The Success of Open Source, 2004), est dit « antirival » un bien dont l’usage n’est pas privatif par nature. Aussi certains biens matériels produits par la culture du « libre », des biens antirivaux, tendent à tracer le chemin en direction d’usages sociaux innovants. Comme le rappellent Pierre Willaime et Alexandre Hocquet (in « Wikipédia au prisme de l’épistémologie sociale et des études des sciences », Cahiers philosophiques 2015/2), si l’usage d’un lampadaire ne s’accompagne pas de l’indisponibilité de ce bien pour autrui (sauf si un nombre trop important de personnes veulent en profiter), c’est avec la dématérialisation des biens que ce concept prend tout son sens : nous pouvons dupliquer un livre numérique un nombre indéterminé de fois sans pour autant en perdre l’usage. Il convient également de noter à quel point ce type d’innovation économique stimule des pratiques sociales originales : ce qui atteste de la puissance d’une innovation est la manière dont des usages sociaux globaux émergent et se mettent à prendre, sans délais, la valeur de cas d’espèce pour des communautés entières. Ainsi, la création de Wikipédia en 1995, production « libre » de biens « antirivaux » a-t-elle reposé sur la création d’un « public récursif » (recursive public), à savoir sur une sphère publique politiquement concernée par l’objet technique par lequel elle s’exprime (voir C. M. Kelty, Two Bits: The Cultural Significance of Free Software, 2008).
Open Data, Open Science, Open Government, Open Source : « Des mots polysémiques et poreux » ?
Le mouvement Open désigne normalement l’ensemble des pratiques qui favorisent le droit d’accès des usagers-citoyens. Il semble de plus tentant d’aborder les mouvements Open source en les pensant dans le contexte de la révolution des « communs », telle que l’a impulsée Elinor Ostrom (1933-2012), en particulier avec son grand ouvrage de 1990 Governing the Commons: The Evolution of Institutions for Collective Action. De tels éléments pousseraient à penser qu’en apparence, bien que l’Open soit davantage centré sur les besoins des usagers à propos de leurs données (tandis que la culture du « libre » désigne le travail des producteurs informatiques), il n’y a pas de grosses différences de philosophie entre cette approche et la précédente.
Or, très rapidement, se sont élevées dans le camp du Free, de nombreuses critiques à l’égard de l’Open (voir par exemple N. Tkacz, « From Open Source to Open Government : A Critique of Open Politics », Ephemera: Theory and Politics in Organization, vol. 12, n° 4, 2012). Critiques fondées sur une dérive effective : sous couvert d’ouverture des données l’Open en est venu à désigner aussi la réutilisation des données à des fins de profit. Ou plus exactement, il désigne cela dans le mouvement même de l’accessibilité plus forte des individus aux données qui les concernent, et ce point doit être souligné. L’Open science, source, data, ces termes concernent la mise à disposition des données pour créer de la valeur économique selon des modes marchands originaux. Ici encore l’innovation joue son rôle de transformation sociale, car apparaissent de nouvelles formes de création de valeur, de nouvelles chaines de valeur, de nouveaux acteurs, de nouveaux moyens, enfin de nouvelles formes d’appropriation privative de valeur. Mais, en effet, ce qui risque ici de se perdre est probablement l’esprit – radicalement frondeur – d’une culture du « libre » d’inspiration anticapitaliste. Une alternative à l’économie du profit.
En d’autres termes, la « porosité » des mots de l’Open dénoncée par les tenants du « libre » renvoie à la capacité du capitalisme, via la dynamique de l’innovation, à récupérer et à intégrer même les inventions pratiques et les positions théoriques de ses adversaires les plus déclarés ! Les biens « antirivaux » enrôlés dans la nouvelle économie des biens, cela constitue un bel outrage à l’alternative ouverte par la contre-culture des pionniers du numérique.
« Le moment magique de la libération d’un code ». Innovation et euphorie
Mais cela n’est peut-être pas aussi grave qu’on peut le redouter – car après tout, ces ambiguïtés sont bel et bien les nôtres. De surcroît, ce qui est en jeu dans la revendication du « libre » aussi bien que dans l’utilisation de l’Open à des fins mercantiles, cela concerne autre chose, je veux dire : une réalité d’une autre nature. On l’a dit à propos de la démarche même du « libre » : libérer un code provoque un puissant plaisir transgressif.
Mais mieux encore les deux dimensions concernent la réalité d’un affect, qui en lui-même apparaît très important pour conférer une valeur positive à la dynamique de l’innovation. Cela concerne l’affect de l’euphorie, (du grec εὐφορία ; de εὖ : « bien », et φέρω, pherō : « porter ») qui est une situation émotionnelle contagieuse engendrant un état de bien-être, mêlant de l'exaltation, de la joie et de l'excitation. Tant dans l’aventure alternative du « libre » que dans les nuances de l’Open, on active ce qui pourrait être identifié comme la « capacité d’ouvrir ». Du point de vue anthropologique, qu’est-ce qui est en jeu dans l’ouverture ? Pratiquement, que peut-on ouvrir, jusqu’où et à qui ? Questions tout-à-fait importantes, puisque si un monde totalement ouvert serait une dangereuse illusion, et que si nous sommes en effet menacés par les pathologies de l’ouverture (quand, il n’y a pas si longtemps, les sociétés pouvaient souffrir d’un trop haut degré de fermeture), il demeure que, dans notre monde de procédures et de normes, et même dans l’économie capitaliste où la valeur s’engendre toujours à partir d’une plus-value effectuée à partir de la maîtrise des conditions de travail des plus humbles, l’euphorie de l’ouverture vient ressourcer la capacité d’innovation.
Et l’on peut tenter de « sauver » l’Open des mauvaises critiques qui lui sont adressées. Dans l’économie open source, c’est l’interaction qui crée la valeur et qui identifie les acteurs. Plus elle est multiple, riche et ambiguë, mieux c’est ! Paradoxale générosité ! Espoirs envers une coopération moins étroite ! Le sacrifice de fonctionnalités dont on est propriétaire engendre la création d’opportunités. De nouvelles rencontres inattendues engendrent de réelles prises de risques mais favorisent aussi un réel renouvellement. Oui, on a bien changé de monde : l’innovation, via l’euphorie de l’ouverture, peut même régénérer les imaginaires.
En guise de conclusion, qu’on me permette de convoquer la parole d’un de nos grands hommes, capable d’émettre une salutaire mise en garde. Il y a déjà plus de 70 ans que George Orwell, l’auteur de 1984, ouvrage qui constitue à jamais un viatique pour les gens épris de liberté !, écrivit un texte intitulé Second Thoughts on James Burnham (1946) qui, dans notre situation actuelle, peut nous être d’une forte utilité :
"Le capitalisme est en train de disparaître, mais le socialisme ne parvient pas à prendre sa place. Ce qui est en train de naître, c’est un type nouveau de société, planifiée et centralisée, qui à terme ne sera ni capitaliste, ni démocratique. Les gouvernants seront ceux qui contrôleront dans les faits les moyens de production, c’est-à-dire les cadres dirigeants, les techniciens, les bureaucrates et les militaires, réunis dans la catégorie des managers. Ceux-ci élimineront la vieille classe propriétaire, écraseront la classe ouvrière et organiseront la société de manière à garder dans leurs mains le pouvoir économique. Les droits de la propriété privée seront abolis, mais la propriété commune ne sera pas préservée pour autant. Il n’y aura plus de petits États indépendants, mais de grandes entités étatiques autour des grands centres industriels en Europe, en Asie et en Amérique. Ces super États combattront entre eux. Ces sociétés seront très hiérarchiques avec une aristocratie du talent à leur sommet et une masse de semi-esclaves à leur base".