Mercredi 5 juillet, j'étais dans le cadre des Idea’s Day 2017 organisés par l'Idea's Lab du CEA Grenoble (http://www.ideas-days.com/), invité à la table ronde « Le futur du travail », animée par Xavier Gauvin.
Voici le texte de mon intervention.
Je voudrais de manière préliminaire préciser deux choses.
La première est que, pour ma part, lorsque j’interviens en philosophe dans les forums d’innovation, je suis motivé par deux espoirs différents. D’abord, celui de formuler les concepts utilisés dans nos pratiques sociales et techniques (souvent de manière implicite) et ce faisant de fournir des éléments pertinents pour une problématisation possible des situations, ce qui est intéressant pour prendre du recul et, parfois, pour apercevoir des possibles jusqu’ici invisibles. Je dirais en ce sens que, s’il parvient à être efficace dans ses interventions, le philosophe en innovation est comme un archer (l’arc, cet instrument de tir à longue distance) susceptible d’ouvrir des angles de tir intéressants car originaux. Ensuite, en quittant la position de surplomb habituellement dévolue au « penseur », celui de contribuer avec les acteurs de l’innovation à l’émergence de celle-ci. Cette seconde posture peut sembler originale, surtout dans le paysage académique hexagonal ! Mais elle me semble pertinente à trois niveaux : je la trouve cohérente avec mon affiliation fondatrice à la pensée de Machiavel, ce praticien réflexif qui s’est interrogé sur l’organisation optimale pour sa cité en crise ; elle exprime la disposition que je cherche à créer avec les étudiants qui s’inscrivent dans le master Management de l’innovation que j’ai la chance d’encadrer depuis plusieurs années à Grenoble IAE ; enfin, si elle est efficace, c’est à la manière du coup de pied rasant au rugby (parole d’ancien trois-quart centre !), cette pétillante technique d’attaque qui utilise la capacité de rebond du ballon – l’important n’est pas tant de marquer l’essai au terme d’un exploit personnel que de susciter les rebonds opportuns et judicieux qui vont permettre à l’ailier, lancé à fond le long de la touche, de le faire (j’ai bien compris que l’innovation est un sport collectif).
La seconde part d’une évidence partagée : lorsqu’on nous propose aujourd’hui d’imaginer le futur, on ne peut le faire en dehors de la considération de transitions en cours ou annoncées. Or, j’observe souvent que de tels changements engendrent des émotions ambivalentes car ils sont à la fois espérés et redoutés, ce qui crée des situations émotionnelles confuses et de ce fait désagréables. Chacun sait que pour sortir de ce genre d’état, rien de mieux qu’un effort de lucidité ! Mais pour que cette dernière soit possible, encore faudrait-il pouvoir correctement évaluer le type de transition dont on parle : progrès, évolution, mutation ou révolution ? Souvent, face aux transitions (environnementale, énergétique, etc.) comme face aux innovations (technologiques ou sociale), précisément, on ne sait pas à quoi on a affaire – et cela rend les choses difficiles à appréhender, pas seulement sur un plan intellectuel mais également du point de vue de la conduite à adopter : on ne se comporte en effet pas de la même manière quand on subit, par exemple, les effets (plutôt perçus comme inéluctables et rassurants) du progrès ou ceux (enthousiasmants et terrifiants) d’une révolution.
Cela posé, réfléchir au futur du travail est possible à plusieurs niveaux. On peut en effet se pencher plutôt sur les modalités ou sur les principes de cette activité. Les modalités du travail concernent les lieux ou espaces et les techniques qui le rendent possible, la nature des tâches, la place de l’individu et du collectif dans ces dernières, etc. Toutes choses très importantes dans les transitions en cours. Les principes du travail, sur lesquels je vais concentrer mon attention, regardent à la fois sa finalité et son sens. La finalité de ce que nous avons pris l’habitude de nommer « travail » tient dans la conception, la production et la commercialisation d’objets ou de services, dans le but de faire survivre et si possible prospérer les organisations, et ainsi nourrir l’économie. Le sens du travail, il me semble, ne se réduit pas à sa finalité. Le sens, c’est ce qui relève de ce qui est fondamental ou indépassable pour l’humain. Poser la question du sens d’une activité, cela revient par conséquent à se demander ce qui, ultimement, est anthropologiquement important. Le sens, c’est donc LE thème qui, spécifiquement, échoit à la philosophie, autrement dit celui sur lequel elle se trouvera toujours en première ligne…Et finalement, je crois que c’est intéressant de le souligner, il n’est pas si évident que cela de se prononcer sur le sens du travail, surtout si on voulait le faire de manière univoque.
Cette activité particulière a progressivement pris une importance considérable dans l’existence humaine, au point parfois de se faire passer pour ce qui lui donne son sens, selon une illusion structurante de la modernité ainsi que l’a expliqué Hannah Arendt dans The Human Condition (1958). Or de quoi parle-t-on lorsqu’on évoque le travail ? La plupart du temps, nous entendons par travail la structuration de l’activité productive sur le mode de l’emploi salarié dans un dispositif organisationnel de type industriel, en tout cas dans un dispositif auquel le taylorisme peut s’appliquer. Quel est donc le sens de cette sorte d’activité ? Peut-on réellement qu’il est caractérisé par un sens en dehors ou en plus de sa finalité ? A cette dernière question, je répondrais : oui, il me semble. Arendt du reste aurait partagé mon point de vue, en tout cas sur le principe – bien qu’à ses yeux, le sens du travail (labor), activité qu’elle séparait de « l’œuvre » (Work), s’épuisât pour elle dans la reproduction du vivant, à savoir dans le morne cycle des tâches à accomplir face à la nécessité de survivre.
Je ferai pour ma part une autre hypothèse sur le sens du travail, qui se fonde sur les difficultés de changer de système, je ne parle pas des difficultés objectives ou structurelles, mais sur les résistances subjectives, je dirais même intimes, qui font de l’attachement à la tâche productive, même pénible comme elle l’est souvent dans le travail de type industriel soumis au taylorisme, une expérience commune de notre temps. Un tel attachement, parfois quasiment pathologique, donne à penser. Il exprime un besoin puissant pour l’humanité telle qu’elle s’exprime depuis le XIXème siècle. Ce besoin, je ferai l’hypothèse qu’il est de nature religieuse, et que le sens du travail relève pour notre époque (sommée pourtant de changer de système) de l’habitude de considérer le travail comme une religion.
Dans l’histoire des idées, Max Weber, et avant lui Friedrich Nietzsche, ont préparé une telle hypothèse. Mais ce sont de simples éléments concrets qui, autour de nous, l’accréditent : en effet, nous aimons le travail parce que, dans ses formes socialement stabilisées, il ritualise notre existence du fait des rythmes qu’il impose à celle-ci ; parce que plus généralement il donne une forme à l’existence en nous contraignant à investir nos moyens (physiques, matériels) en vue d’une fin, efficacement, ce qui conduit à des résultats qui sont autant de manières d’accéder à une sorte de « salut profane » ; enfin pas seulement parce qu’il nous nourrit matériellement mais également spirituellement en termes de reconnaissance – jusqu’à donner à penser que la contrainte et la domination, acceptées, peuvent être bienfaisantes. Dans le cadre de la civilisation industrielle, le travail a certes été présenté comme une contrainte, mais finalement, correctement interprétée et encadrée, cette dernière a pu passer pour très rassurante ou apaisante.
Morale ascétique de contremaître pourra-t-on objecter. Tout-à-fait, mais c’est justement cela, le mystère de la posture religieuse, qui repose sur un prodigieux paradoxe. Ce paradoxe réside dans ceci que le travail ainsi présenté calmait le besoin de croire à la possibilité d’une existence sensée ; les hiérarchies ecclésiastiques, ces technocraties sacrées, ont toujours trouvé des moyens pour réussir à asseoir cette conviction. Faire croire, sous l’égide d’une puissante organisation corporate de la vie collective, capable de ritualiser cette dernière avec des symboles efficaces, que le salut individuel et collectif repose sur la capacité des fidèles à accepter les contraintes de la vie matérielle, même les plus pénibles, telle est la stupéfiante recette qui a fait ses preuves…c’est même le principe des trois monothéismes qui dominent encore aujourd’hui une grande partie de la planète religieuse – et qu’on le veuille ou non, de l’avis des fidèles ce sont ces éléments qui ont rendu et rendent encore ces doctrines pertinentes comme structure cardinale de sens pour l’existence humaine. « Cardinale », du latin cardo qui désigne une petite pièce, le gond, permettant à une porte de pivoter sur elle-même et par conséquent de remplir son office de porte. Pour des civilisations entières, le discours religieux a offert et offre encore le moyen d’articuler l’existence des humains.
L’interprétation religieuse du travail suggère que les tâches organisées de manière industrielle, en plus de leur finalité directe (assurer la survie et la prospérité matérielle) peuvent également être regardées comme l’opium du peuple des modernes. Par suite ce que nous vivons actuellement, au moment de devoir changer de modes ou de principes de travail, s'apparente à une crise religieuse. Ce ne sont donc pas donc pas des craintes ponctuelles qui saisissent les acteurs de la vie économique au moment de changer leur régime de travail, c’est une véritable angoisse existentielle, profonde comme l’abîme. L’angoisse cela consiste à ressentir la peur du vide. Humainement, elle est à la fois légitime et terrifiante. Y a-t-il quelque chose de pire, pour celui qui la vit, qu’une existence humaine qui découvre qu’elle n’a peut-être pas de sens ? Rien d’étonnant alors au fait que nous vivons aujourd’hui, comme relevé plus haut à propos de nos transitions, des émotions puissantes et contradictoires : elles sont le reflet du tourment de l’âme affectée par le soupçon de l’absurde.
Sommes-nous sur le point, à l’époque de « l’entreprise libérée », d’abolir complètement l’interprétation religieuse du travail ? Le management débarrassé de la hiérarchie, les agréables espaces de travail aménagés pour le coworking où la vie productive obéit à des règles d’autonomie individuelle – ces nouvelles modalités indiquent-elles que nous avons réussi à désacraliser l’activité productive ? Par suite, sommes-nous en train de réaliser les promesses de la sécularisation : émancipation par rapport aux structures féodales coercitives, autonomie individuelle, confort matériel et spirituel pour tout le monde ? Et si tel est le cas, la nouvelle attitude profane a-t-elle déjà réussi à recréer ailleurs une structure de sens cardinale qui serait pertinente pour l’existence humaine ?
Ce sont des questions vertigineuses, que je me permettrais aujourd’hui de laisser sans réponse définitive. Je veux toutefois suggérer que, dans le domaine de la croyance proprement dite, d’autres formes de religiosité sont apparues dans les espaces autrefois intégralement dominés par les monothéismes (lesquels s’y entendent pourtant pour dominer intégralement des grands espaces !). Des religions qu’on croyait « dépassées » – mais cela se dépasse difficilement, une religion. Parmi lesquelles : l’animisme, le shamanisme, les bouddhismes occidentaux…autant de discours considérés comme efficaces, qui en dépit de leurs différences, présentent plusieurs points communs ; ils reposent sur une posture individualisée d'appropriation du sens et associent croyances, sagesse personnalisée et exercices (souvent physiques) de spiritualité. Pareillement, sur le plan de la religion du travail ou de l’interprétation religieuse du travail, l’innovation contemporaine ne reviendrait-elle pas à inventer de nouvelles possibilités ? De nouvelles formes de symboles, d'idoles et de rituels, porteuses d'hybridation à la fois inquiétantes et fécondes ?
L’angle de tir est ouvert, les rebonds du ballon attendent celui ou celle qui saura s’en emparer…