Dans l'ancienne République de Venise, sur un mur du Palais des Doges, la bocca di leone ("gueule de lion") encourageait la délation publique et facilitait la tâche des sycophantes
La notion courante de corruption n’est pas simplement obscure, elle apparaît intrinsèquement ambiguë. En effet, ordinairement, le terme renvoie simultanément à plusieurs significations fondamentalement variées, sans presque aucun point commun, de l’altération physique à l’impureté morale susceptible (pour le croyant) d’être sanctionnée une puissance divine, en passant par l’usage illicite du bien public et la dépravation des mœurs.
Qui plus est, l’imputation publique de corruption fait appel à un jugement de valeur dépréciatif qui rend son usage sinon dangereux, du moins toujours très tendancieux. On ne peut absolument jamais employer ce vocable de manière innocente, ainsi que le savent les sycophantes d’hier et d’aujourd’hui.
Dans Philosophie de la corruption, je suis tout de même parti de la restitution de ce niveau de discours, afin de mettre en lumière cette variété et les ambigüités qu’elle engendre, et pour signifier la difficulté dans laquelle nous sommes aujourd’hui, en pleine crise de confiance envers les élites sociales et politique.
Cette analyse, je l’ai également voulue préparatoire, afin de mieux confronter le niveau courant du discours à quatre autres niveaux, plus univoques, à savoir, tour à tour : le vocable du Droit (avec la nuance fine de ses catégories particulières), celui des sciences humaines et sociales (car l’histoire, l’économie et la science politique, en dépit de leurs différences, projettent des aperçus qu’on gagne à comparer), celui de la théologie morale d’origine catholique (Augustin d’Hippone, Pascal et le jansénisme sont en effet irremplaçables sur l’anthropologie de l’humain faillible), enfin celui de la philosophie politique (puisqu’à défaut de l’éradiquer, plus que jamais nos démocraties pluralistes gagnent à tenter de juguler ce mal).
De la sorte, si l’enquête que j’ai menée cherche à en proposer un concept, elle porte aussi sur ce qu’on pourrait nommer, en reprenant un terme employé par Michel Foucault, « les discursivités » de la corruption. Elle peut donc être envisagée comme la réponse à la question : « comment dire la corruption ? ». Or, cette question n’est pas : « quel est le type de discours le mieux adapté pour en parler ? ». En effet, tous le sont à leur manière, et c’est ce qui rend l’enquête passionnante. En un sens, ma manière de parler philosophiquement (de) la corruption revient à proposer une orchestration possible des discours pertinents sur ses diverses et irréductibles facettes.