Trois ans après, je reprends l'écriture de ce blog. Avec l'impression de rentrer à la maison. Pour un philosophe attiré par les bizarreries du réel, il y a tant à observer, à décrire et à penser !
Ce post de rentrée s'intitule "les draps blancs", et ce sont ceux qui entourent le corps du jeune Samuel Ezeala, jeune ailier (18 ans) de l'ASM Clermont-Auvergne qui a été assommé lors d'un choc par Virimi Vakatawa du Racing Métro, qu'il essayait de plaquer à la fin du match de Top 14 qui opposait les deux équipes hier soir, 7 janvier 2018 à la U Arena de Paris La Défense. Images très surprenantes, voire choquantes, que celles de ces champs opératoires disposés en plein match : c'est comme si on avait subitement transformé en bloc chirurgical un terrain de rugby, et cela appelle le commentaire.
On dira : c'est malheureux, qu'un jeune joueur se blesse dangereusement ou se fasse une telle frayeur (ses jours ne semblent plus en danger) lors son premier match de Top 14, devant sa famille venue le voir jouer - le rugby, toutefois, demeure un sport d'hommes, et conformément à l'esprit du jeu Ezeala ne s'est pas dérobé en défense alors que son équipe prenait l'eau. Eh bien, si on dit cela, on ratera l'essentiel.
N'ayant pas assisté à la scène lors du direct télévisé, je n'ai pas l'alibi de l'émotion pour écrire ce que j'ai à écrire. Joueur pendant si longtemps, éducateur de rugby pendant 10 ans, je veux dire que ce sport court à sa perte.
Le geste défensif de ce jeune n'était pas mauvais, techniquement parlant : il place la tête du bon côté et se dispose à plaquer dans les règles de l'art. C'est, Vakatawa, l'attaquant, qui est responsable du danger qu'il a fait courir à Ezeala : il ne raffute pas son adversaire comme on doit le faire, bras tendu main ouverte, mais l'avant-bras ou le coude en avant. Il charge au lieu d'esquiver. Mais il ne sera pas sanctionné. Car il n'a pas fait de faute, selon les règles actuellement en vigueur dans le rugby professionnel. Et c'est là tout le problème : le laxisme des règles conjugué à la puissance démultipliée des joueurs "nouveau format" crée des conditions objectivement très dangereuses pour leur santé.
Il faut lire l'excellent ouvrage de Philippe Kallenbrunn paru à l'automne dernier, Peur sur le rugby (https://livre.fnac.com/a10715789/Philippe-Kallenbrunn-Peur-sur-le-rugby), pour comprendre que si l'on ne change rien aux règles du jeu tout est en place pour plusieurs sortes de tragédies, comme celle du développement encore plus radical du dopage dans ce sport.
Ce qui manque le plus dans le néo-rugby c'est finalement - et paradoxalement - le courage. Non pas celui des joueurs, galériens de l'effort et gladiateurs médiatiques en régime capitaliste avancé. Mais celui des instances en responsabilité, qu'elles soient professionnelles, fédérales ou arbitrales. Tout ce monde qui profite de l'image des valeurs ancestrales du sport roi (plus que jamais importantes aujourd'hui, à mon modeste point de vue de philosophe éducateur), tandis que, dans la pratique, il a radicalement changé.
Allons Messieurs (et Mesdames), un peu de courage pour inventer la jurisprudence Ezeala, à savoir, avant qu'il ne soit trop tard, la série de mesures judicieuses destinées à éviter le drame. Car on attend le premier mort en direct d'une phase de jeu (sur plaquage ou pire encore sur une phase de déblayage de ruck), et, parole de quelqu'un que ce jeu-là fascine depuis très longtemps, il ne va pas manquer d'arriver. Samuel Ezeala est l'homme de la dernière chance.
Ce post est dédié à la mémoire de Stéphane Chappuis,
éducateur de rugby à l’Étoile Sportive de Vaulnaveys-le-Haut en Isère.