Récemment sollicités pour la remise des Prix de la Nuit du Rugby 2021*, les amateurs de notre sport se sont accordés sur le plus bel essai de la saison. Trois actions étaient en lice, que l’on peut voir enchaînées ici
Sans grande surprise, les trois actions qui avaient été présélectionnées ne relèvent pas du « travail au près », le jeu resserré des avants, mais des essais de grand large, plus spectaculaires et peut-être plus aisés à apprécier. Pour autant, ces nominations me semblent totalement méritées !
La sélection des trois actions interroge, évidemment, sur les critères mêmes du choix. En effet, qu’est-ce qui fait qu’une action gagnante est plus « belle » qu’une autre alors que des essais, il s’en marque des dizaines chacun des week end de la saison. Comment juger de ce qui est esthétiquement supérieur à autre chose dans un sport collectif qui va doucement sur ses deux cents ans (si l’on retient pour sa naissance la date du geste transgressif de William Web Ellis en novembre 1823) et qui, de ce fait, a déjà presque tout connu ?
Je dirais qu’on peut juger en fonction de deux critères principaux : soit en vertu de ce qui est beau en tant que conforme à des standards (ce qui relève selon Kant dans sa Critique de la Faculté de Juger (1790) d’une « analytique du beau »), soit en vertu de ce qui perturbe ces standards et du coup tend à les renouveler (et qui relève de ce que Kant nomme une « analytique du sublime »)**.
La première catégorie esthétique, le « beau », procure aux spectateurs le plaisir de la contemplation de ce qui est « bien fait », « ordonné », ou encore conforme à des règles établies. Le sentiment de beau contribue de la sorte à apaiser le spectateur. Parce qu’il est jouissance des formes sensibles harmonieuses, il réconforte émotionnellement et intellectuellement une humanité plus souvent qu’à son tour perturbée par le désordre du monde. La seconde, le « sublime », provoque des passions plus profondes, violentes et même parfois pénibles à ressentir : peuvent être en effet qualifiés de sublime un site ou un être naturels, un artefact créé par l’humain, ou encore une action collective qui, parce qu’ils combinent des antithèses (fragile et irrésistible, vulnérable et invincible, harmonieux et chaotique, ordinaire et bizarre) accélèrent le battement du cœur des spectateurs jusqu’au malaise puis les soulagent dans un dénouement heureux – expérience qui les conduit à s’interroger sur la normalité de ce qu’ils ont contemplé, en mettant en question leur propre capacité de juger.
Au rugby, on pourrait dire que le sentiment du beau est provoqué par le classicisme de certaines actions, et celui du sublime par la part parfois très grande d’improvisation comprise dans certaines autres.
Le classicisme c’est le beau de l’harmonie, et au rugby, sport collectif qui présente quelque chose de martial et de militaire, l’harmonie consiste en l’intégration d’humains qui réussissent à se discipliner en se fondant dans la perfection d’un ensemble dynamique, une équipe étant comme une armée sur un champ de bataille, alors que justement la difficulté consiste d'abord à intégrer un jeu truffé de règles plus contraignantes les unes que les autres.
Mais, ainsi que je l’ai rappelé plus haut, ce même rugby ne serait pas né sans la transgression d’un jeune Britannique ni sans la folie de son improvisation. Et de très nombreux essais n’auraient jamais été marqués sans improvisation, particulièrement, au niveau international, ceux d’une équipe de France qui parfois n’a rien eu d’autre à objecter à des Britanniques mieux organisés que l’inspiration du « French Flair », cette tendance inopinée des Français pour le mouvement cavalier. Tout amateur éclairé de notre sport pourrait en citer plusieurs, de ces essais improbables, mal commencés, vulnérables en leur origine, éclatants dans quelques-unes de leurs phases, puis irrésistibles jusqu’à la marque finale. Des actions dont, rien qu’à les revoir encore et encore, on a le cœur qui accélère irrésistiblement, et pour certains, les larmes qui montent aux yeux. Enfin, aucun art – ni d’ailleurs aucune pratique humaine – ne saurait vivre sans la formidable puissance de renouvellement due à l’improvisation. Toutefois, dans le même temps, celle-ci constitue toujours un ressort perturbant, car elle conduit le spectateur à s’interroger : ce que je vois est-il encore du rugby ? Est-ce du « bon » ou du « beau » rugby ?
Les trois actions nominées incluent précisément une part de classicisme et une part d’improvisation, quoique dans des proportions inégales.
Au Prix exclusif du classicisme, l’essai inscrit par l’ailier de La Rochelle Dyllin Leyds aurait eu toutes les chances d’emporter la palme. Car il illustre à merveille cette catégorie, et même à un double titre. Il part d’un joli lancement de la ligne des trois-quarts rochelais suite à une remise en touche victorieuse et quelques relais efficaces, lorsque la ligne arrive quasiment à sa vitesse maximale, le n°13 Raymond Rhule, feignant d’ignorer la situation de trois contre un sur son extérieur gauche, fonce dans le trou à l’intérieur du dernier défenseur puis s’attache à en ressortir, ce qu’il réussit brillamment en assurant la passe victorieuse à son compatriote Sud-Africain accouru depuis l’aile droite.
Premier niveau où s’exprime un pur classicisme : il s’agit d’un essai « en première main », après un lancement de jeu (une remise en touche), et en tant que tel, rien de plus « beau » au sens kantien du terme. En effet, l’équipe a exécuté le plan des dizaines de fois répété à l’entrainement, et un premier niveau de plaisir et d’appréciation esthétique vient simplement de ceci : le dessein projeté a parfaitement été exécuté, et le plaisir conféré ressemble à celui qu’on éprouve en considérant, sur le plan des créations humaines, le mouvement d’une horloge bien réglée, ou encore, lors d'une bataille, la perfection d'une offensive militaire planifiée puis réussie.
Mais les amateurs qui ont voté ont également pu apprécier dans cette action un second niveau de plaisir et d’appréciation du « beau » rugbystique. Car le travail décisif de Rhule ne peut manquer d’apparaître lui aussi d’un très beau « classicisme », ce qui ne veut pas dire bien entendu qu’il est banal ni même aisé à réaliser, mais, dans ce sens précis, qu’il résume l’art d’un poste particulier, qui possède ses propres standards. A ce poste, celui de « entre extérieur » (n°13), on attend du joueur au moins cinq qualités différentes : qu’il soit (a) audacieux ou entreprenant au moment de créer une brèche dans la défense adverse, (b) vif pour prendre l’espace qui s’ouvre devant lui, (c) suffisamment « géomètre » pour redresser sa course, (d) ingénieux pour sortir du labyrinthe dynamique que sa propre action a créé autour de lui, et enfin (e) empli de justesse dans la dernière passe destiné au partenaire replacé et démarqué qui, une fois servi, fonce vers l’en-but. L’essai de Leyds a été rendu possible parce que Rhule, qui ne joue jamais comme centre intérieur (n°12) mais qui est un excellent ailier gauche (n°11) rappelle au néo-rugby ignorant des usages que le centre extérieur, c’est un centre qui a certes suffisamment de jambes pour pouvoir jouer comme un ailier, mais aussi suffisamment de mains pour savoir jouer comme un vrai centre, à la fois brillant soliste et partenaire totalement altruiste !
Au Prix exclusif du sublime esthétique, celui de Sébastien Bézy le demi de mêlée de l’AS Clermont-Ferrand me paraît quant à lui supérieur aux deux autres, en ceci qu’à cinq occasions successives il met en valeur la catégorie de l’improvisation, à la fois fondatrice pour notre sport et qui constitue une bien dérangeante vertu.
A cette aune, l’essai de l’ASM Clermont Auvergne comble en effet le spectateur. Non seulement il s’agit (a) d’une munition de récupération après un beau placage, mais surtout le ballon est rapidement exploité tout au large sur l’aile droite par une série de passes de plus en plus improvisées et davantage risquées les unes que les autres : les deux dernières transmissions s’effectuent, (b) pour la première, entre les jambes et (c) pour la seconde de manière volleyée, sans contrôle. Tout cela arrive finalement au bout et ensuite finalement il n’y a plus qu’à aller tout droit (en jouant tout de même un joli deux contre un sur une passe redoublée) …mais à condition de contrôler d’abord (d) l’avant-dernier aléa dû à un croc-en-jambe involontaire (?) sur Morgan Parra placé ce jour-là en demi d’ouverture, et enfin (e) le tout dernier qui consiste à récupérer le ballon jusqu’alors conduit en dribbling par le n°10 jaune.
Le Prix a finalement été attribué à la réalisation du Stade Toulousain, qui n’est ni le plus classique ni le plus improvisé des essais. Mais il est à la fois « beau » et « sublime », il réunit un peu des deux, et d'abord en partant de plus loin : il s’agit d’une action de 90 mètres, et sa longueur représente en quelque sorte sa première vertu esthétique.
Cet essai est beau et sublime car il combine du classique et de l'improvisé, je vais le montrer. Toutefois, à regarder les choses sous un autre angle, on voit également quelque chose de bien différent. Cette action invite en effet, comme c'est souvent le cas avec ce sport, à faire quelques observations en termes de philosophie de l'organisation. Je soutiens en effet que cet essai, bien qu’il ne soit pas le plus pur ni en matière de classicisme ni en termes d’originalité, tire son intérêt et mérite la victoire surtout par la philosophie qu’il traduit.
En effet, qu’on observe attentivement ce qui se passe à ce moment-là sur le terrain :
- La relance devant la ligne d'en-but (donc dans une situation de défense normalement vectrice de stress intense) paraît très audacieuse et semble apporter le premier élément d’improvisation, mais en réalité dans l’esprit du jeu elle s'impose paradoxalement, afin d’inverser la pression, alors que la défense adverse est resserrée. La relance surprenante, surtout à Toulouse, c’est en fait du pur classique ! L’organisation agit en conformité avec son ADN, et c’est un point rassurant, cela produit un début d’apaisement et ouvre des possibles prometteurs.
- On constate que les trois premiers instigateurs du mouvement envoient la balle au large, vers des horizons certes vastes, mais à ce moment-là très fortement improbables (la ligne d'attaque est à plat, sans profondeur si bien qu'il n'y a pas encore de vitesse collective), et c’est un signe de confiance envers les partenaires. Chose également plaisante et apaisante.
- Cette confiance apparaît très vite comme bien placée : l'ailier gauche, Maxime Marty se défait de son adversaire grâce à une technique individuelle impeccable de cadrage-débordement. Du beau et grand classicisme pour ce poste de soliste ! Et du grand art du point de vue professionnel : l’individu talentueux assume pleinement ses responsabilités en jouant de son art. Cet exploit attendu inspire un bonheur légitime lié à la perfection d’une forme exigeante, le « cad-déb », et provoque le sourire sur les lèvres des spectateurs.
- La ruée vers l'en-but adverse qui se produit alors provoque un emballement cardiaque, elle apporte à la fois la part d’improvisation qu’on attendait, mais ausi deux idées nouvelles : un soutien sans faille et un placement judicieux permettent au mouvement de prendre l'ampleur qui le rend irrésistible ; les trois passes effectuées renforcent l'idée d'une maîtrise poussée du rapport espace/temps, une idée qui apparaît partagée par le groupe.
Dans ces conditions, la marque finale par l'autre ailier Matthis Lebel peut être interprétée comme l'exploit visible d'une créativité collective parfaitement préparée dans ses conditions.
C'est beau, au final, comme la puissance de la nature. On a tremblé devant ce mouvement bizarre, mal engagé, mais finalement irrésistible comme un torrent de montagne. Et c’est pourquoi finalement Toulouse fait peur à ses adversaires et peut légitimement recevoir le prix du plus bel essai, mais pour autre chose qu’on pouvait initialement croire : c’est sa philosophie de l’organisation qui vaut ce prix au Stade toulousain. Car elle atteste qu’un groupe humain est capable de réussir ceci : retourner comme à loisir une pression adverse intense et soutenue. Et il convient d'admettre que dans cet éclair il y a 100 ans de culture toulousaine, organisation artistique capable de nous combler en matière de beau et de sublime, et véritable conservatoire du classicisme et de l’improvisation.
* Nuit du Rugby, le 27 septembre 2021 à l'Olympia, liste des nominés, toutes catégories, ici, liste intégrale des lauréats ici. Le Prix du plus bel essai de la saison est accordé sur « vote du grand public en direct en amont et pendant la cérémonie ».
** Une analyse plus détaillée de l'esthétique kantienne ici et là.