Non, Alex, tu n'es pas seul !
Quand on pratique un art, surtout si l'on en fait profession à un titre ou à un autre, il faut toujours lutter contre l'à peu près. Parole d'amateur. Parce que justement, c'est quoi un amateur, au sens étymologique (et noble) du terme de "celui qui aime" ? C'est quelqu'un qui s'astreint à voir le détail des choses, jusqu'à ressentir dans une parfaite jouissance le moment où il apprécie enfin leur structure cachée.
Pour commenter l'essai marqué par les Saracens de Londres lors du quart de finale de la Coupe d'Europe qu'il ont brillamment remporté samedi sur le terrain du Leinster, Rugbyrama titre lundi "Soutien, feinte de passe, accélération et essai : Goode assomme le Leinster" et exhibe pour ce faire la vidéo d'un très bel essai qui...met en valeur le travail remarquable des deux coéquipiers de l'ouvreur anglais qui jouent au centre.
En amateur du jeu de rugby, je m'élève vivement contre l'énorme contre-sens induit par le titre de l'article, qui laisse entendre que tout le mérite de la marque revient au demi d'ouverture (n°10) londonien. Car regardez bien : d'abord il y a la conquête en touche de Michael Rhodes le n°6 (évidemment : il faut toujours rendre aux 8 de devant ce qu'on leur doit) mais ensuite, une fois le jeu lancé, il y a surtout deux choses à voir : la première est la percussion initiale de Brad Barrit, le n°12 qui, après par sacré coup d'épaule droit dans l'axe du terrain, fixe 2 défenseurs ; la seconde, la magistrale percée de Duncan Taylor, le n°13 qui en refixe 2 autres. Ces deux joueurs-là, sur cette action, en valent donc quatre. Et sans ces deux micro-moments où chacun des trois-quarts centres joue son rôle respectif à la perfection*, il n'y a pas d'essai possible pour Alex Goode. Cette action propose quelques dizaines de secondes de pur jeu collectif, effectué dans l'esprit du rugby de toujours et avec le juste timing.
A la revoir en scrutant les détails, jusqu'au moment où on en aperçoit la structure cachée, on pourrait la comparer, dans le jeu d’Échecs, à l'attaque d'un grand maître contre la défense statique d'un joueur de moindre envergure, tellement les choses paraissent en place pour les Sarries. Mais non, c'est bien du rugby et face aux trois-quarts londoniens, il y a les deux centres du XV d'Irlande, Garry Ringrose et Robbie Henshaw, c'est-à-dire tout sauf de la bleusaille !
Le déplacement sans ballon, puis, après sa réception, la prise d'intervalle et enfin le passage de bras de Duncan Taylor, sur la dernière passe avant la course de l'ouvreur, me font rêver. Après avoir remarqué ces trois moments, mettre l'accent sur la feinte de passe et l'accélération de Goode, c'est trop facile. Si ce n'était que ça, le rugby, ça ne vaudrait pas plus que le foot, autre sport certes lui aussi collectif, mais pourtant si souvent individualiste dans le jeu et qui développe en dehors du terrain un "star system" vecteur d'illusions et moralement douteux.
Quand on aime, on ne compte pas - par exemple, le temps passé à tenter de saisir la vérité d'une action : du coup, le véritable amateur se trouve toujours opposé aux simplifications appauvrissantes, qu'il s'agisse du décryptage paresseux d'une belle action, d'un titre malheureusement réducteur, d'une action supposée individuelle, de la confusion qui risque de s'emparer de l'esprit du lecteur pressé, ou même de l'individualisme libéral toujours en danger de devenir la caricature de lui-même alors que ses pères fondateurs, comme le rappelle si bien Catherine Audard, l'ont toujours présenté comme quelque chose de socialisateur.
En d'autres termes, ça va très loin cette histoire. Car si je me permettais un peu de métaphysique, je dirais que ces mouvements successifs et si bien ajustés du numéro 13, quoiqu'invisibles pour celui qui regarde trop vite et ignore la subtile complexité du jeu, sont comme une arche qui soutient le monde et l'empêche d'être vide de sens. Par conséquent, merci à Duncan Taylor, Écossais né à Northampton - donc homme susceptible de percevoir la bizarrerie des marges, sinon de ressentir le malaise suscité par les zones intermédiaires -, pour cette netteté dans l'action qui contribue à la consistance ontologique des choses.
Bref, comme toujours au rugby, l'action qui met en valeur un individu particulier renvoie au travail du collectif invisible. Le genre de choses qui nous sauve de l'inconsistance. Et c'est pour cela que le rugby est un sport exemplaire qui, du fait de ses vertus morales, devrait être rendu obligatoire à l'école - parole d'amateur !
(* en gros, dans le rugby actuel, on attend du centre intérieur (n°12) qu'il crée par son jeu direct un point de fixation comme le ferait un 3ème ligne aile (n°6 et 7) rapide et capable de libérer très vite le ballon après le contact, tandis qu'on espère que le centre extérieur (n°13) joue plutôt dans les intervalles et opère par ses courses et ses passes des décalages capables d'engendrer des surnombres pour les ailiers et les joueurs démarqués comme l'est Alex Goode sur l'action que nous commentons.)
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