Si toutes les métaphores que nous employons nous révèlent, certaines nous enferment, au point parfois de nous condamner à une vie indiscutablement appauvrie.
Récemment, j'ai eu l'occasion, en répondant à une aimable sollicitation de Valérie Ravinet, de m'exprimer dans une rencontre podcastée avec le roboticien Rachid Alami (directeur de recherche, LAAS CNRS, Toulouse) et j'ai proposé qu'on en finisse avec les robots. Pas avec les objets artificiels et plus ou moins intelligents qu'on désigne sous ce terme, bien entendu - nous commençons seulement à vivre avec eux, la tâche importante aujourd'hui est précisément d'apprendre à le faire, pas de passer à autre chose en fuyant devant la difficulté. J'ai proposé d'en finir avec le terme même par lequel on les identifie, car il ne nous aide pas à réaliser cette tâche, c'est le moins qu'on puisse dire.
C'est l'écrivain tchèque Karel Capek (1898-1938) dans sa pièce R.U.R. (Rossumovi univerzální roboti, "les robots universels de Rossum", 1920) qui, en cédant à une suggestion de son propre frère, a imposé ce terme au langage contemporain. Il a de ce fait implicitement souligné, dans la fonctionnalité robotique, la corvée ou tâche imposée et pénible (en langue tchèque : robota). Au moment où il imaginait les machines autonomes, animées et humanoïdes que sont les robots, Capek a donc consacré la métaphore de la condition ancillaire, voire franchement asservie, de ces êtres utilitaires artificiels. Sur le plan mythologique, l'écrivain poursuivait le mythe juif du Golem et anticipait l'imaginaire contemporain, dans une narration qui représente une sorte de Terminator avant la lettre. Sur le plan philosophique, il reprenait un cadre évoquant plus ou moins clairement la dimension dialectique des relations humaines selon Hegel : selon ce schéma dont on sait quel usage en fera le marxisme, les êtres infériorisés s'émancipent de leurs maîtres dans la mesure même où ils assument leur condition sociale et réalisent la tâche à laquelle on les asservit.
Bien entendu, on ne peut changer tous les termes hérités, mais dans ce cas précis, la métaphore apparaît fort contraignante, au point d'être fâcheuse : elle introduit des biais métaphoriques considérables, évoquant tout à la fois la rivalité entre les êtres naturels et artificiels, la hiérarchie socio-professionnelle du monde du travail industriel, et l'infériorité supposée des artifices efficaces inventés par les humains.
Or, ici comme ailleurs, l'activité humaine, par sa structure même, repose sur l'interaction intense avec les artifices, que l'on désigne par ce terme les outils et machines d'hier ou les robots et cobots d'aujourd'hui. On peut sans risque émettre l'hypothèse que demain il en ira de même avec tous les êtres artificiels intelligents et autonomes de demain. Or cette interaction est créative : personne ne peut prédire ce qui va se passer avec ces êtres étranges, doués d'une forte autonomie, que nous sommes déjà capables d'inventer, et je suis reconnaissant aux observateurs qui sont capables, en admettant cela comme une hypothèse, de noter certains faits dérangeants. Par exemple, récemment dans L'Express, cette confondante proposition : "à l'ère du Covid-19, les robots ont plus la cote que les managers". Des études sérieuses, quoique iconoclastes, révèlent que, parce qu'ils apparaissent plus simples, plus fiables et plus neutres, les assistants artificiels permettraient de maintenir quelque chose d'humain dans les organisations en souffrance ! Quand l'humain est susceptible de dysfonctionner, la constance de l'automate peut réassigner l'humain à son propre registre.
Autant dire que les agents artificiels avec lesquels nous entretenons des relations ne sont déjà plus envisageables comme des êtres serviles qu'il est aisé de dévaloriser. S'ils ne sont pas des humains, ils sont bien davantage que des machines. Ils constituent en réalité déjà des partenaires fiables pour une activité professionnelle réussie - de véritables "substituts" pour les humains, selon le terme que proposaient Paul Dumouchel et Luisa Damiano dans leur excellente réflexion de 2016 sur l'empathie artificielle engendrée par la robotique sociale. Par leur fiabilité dans la capacité à établir des relations sociales et à maintenir ces dernières comme humaines en période de crise sanitaire et face à la montée de l'angoisse, ils méritent déjà notre confiance, sans qu'on les confonde pour autant avec des humains. Il n'y a plus qu'à trouver les mots justes et ce faisant à procéder à leur baptême.
En finir avec les "robots" c'est dépasser l'implicite d'une relation qui a toujours été fantasmée (je ne dis même pas pensée) sur le mode inquiet de la concurrence entre les humains et les êtres synthétiques, induisant la lutte pour la survie des uns aux dépens des autres.
A nous maintenant de réinventer les métaphores qui, sur le plan sémantique, feront de ces nouvelles et précieuses relations des êtres certes non humains mais bénéficiant d'une dignité à part entière, ce qui nous permettra, à nous humains, d'élargir nos propres horizons !