En matière de catastrophe, la précision sémantique est une chose très importante.
Hier, en me promenant à vélo vers la fin de l'après-midi, j’ai failli mourir dans la courbe d’un virage certes aveugle (sans nulle visibilité) mais dans une zone tout-à-fait publique, percuté par un scooter apparemment monté par deux adolescents, qui roulait dans une descente à vive allure, sur une piste cyclable réservée aux vélos, et déporté à gauche toute. Bref, comme j’ai pris la masse de l’engin et des deux gaillards sur l'avant, ça faisait bien deux cents kilos lancés à 50 à l’heure, le choc a été très violent, mon vélo jaune municipal est accidenté, et je m’en tire miraculeusement avec quelques égratignures et des hématomes aux jambes.
Sur le coup, j’ai fait le saut de l’ange, puis je suis lourdement retombé sur l'épaule. Je suis resté allongé au sol, sonné, et j’ai bien cru que la jambe qui avait reçu l’impact initial avait cassé net, sans parler de mon genou qui ne fonctionnait plus.
Les deux jeunes gens se sont arrêtés (enfin, c’est mon vélo et moi qui les avons arrêtés !) et ont prononcé plusieurs fois à la cantonade qu’ils étaient désolés, mais pour autant ils n’ont ni coupé le moteur de leur engin ni ôté leur casque, et ne se sont pas approchés de moi. Lorsque ma compagne, croyant que j’étais en train de passer l’arme à gauche, a dit qu’elle voulait relever leurs noms, ils se sont enfuis sans autre forme de procès.
Je me suis redressé au bout de quelques minutes, je ne savais pas si j’allais pouvoir marcher, c’était très douloureux mais j’ai surtout eu très peur a posteriori tellement l'épisode avait été soudain et brutal.
Réflexion faite, ce qui m’est arrivé est philosophiquement intéressant à plusieurs titres.
D’abord, parce que je n’arrive pas à qualifier l’incident. On pourrait me dire : « tu as eu un accident », et au sens routier du terme, ce serait exact. Mais rigoureusement parlant, ce n’était pas du tout un accident. Il n’y a en effet rien d’accidentel dans ce qui s’est produit. Un accident, c’est ce qui se produit par hasard, en-dehors de ce qui est intentionnel, logique ou attendu. Lorsqu’on roule à gauche à vive allure en scooter sur une piste cyclable fréquentée, qu’on aborde à pleine vitesse un virage aveugle en descente, nul ne peut parler d’accident : il y a de très fortes chances qu’on percute le cycliste qui arrive en face, bien à sa place, et qui ne voit pas du tout le lourd projectile qui fond sur lui.
Alors est-ce un attentat ? L’attentat, c’est l’antonyme de l’accident : on agresse intentionnellement une personne, en planifiant par exemple la trajectoire du projectile de sorte qu’on optimise les dégâts possibles. Formellement, tel était bien le cas : il était difficile en effet de mieux placer le scooter si on avait voulu me tuer. Le simple guidon de mon pauvre vélo aurait pu m’éclater le foie, je ne parle pas de la possible chute sur la tête.
Le fait que les personnes ayant causé un impact aussi se soient enfuies au moment de me porter assistance pourrait aisément être versé au registre de l’attentat : ni vus ni connus, les meurtriers s’enfuient après ce genre d’actes. D’ailleurs, mes agresseurs ne savent pas, à l’heure où je vous écris, si je suis mort ou vivant.
Mais non, ce n’est pas non plus un attentat : ils ont dit qu’ils étaient désolés et semblaient sincères. Ce qui signifiait, je crois, qu’ils n’avaient rien contre moi, et que l’incident était la faute à pas de chance. De bien innocents agresseurs, comme des enfants qui jouent. Le fait qu’ils se sont soustraits à une déclaration de police, je ne dis même pas à une plainte, attestation qui aurait pu être nécessaire pour faire valoir si besoin la garantie de l’assurance, exprime parfaitement cette sauvage innocence – comme ils étaient désolés de m’avoir causé un dommage sans l’intention de me nuire, on devait ipso facto les excuser.
Ni accident, ni attentat. J’ai beau chercher, je ne trouve pas : les catégories ontologiques disponibles et qui permettent de qualifier l’agentivité humaine dans ses relations avec la réalité semblent ici insuffisantes. Je trouve cela aussi intéressant qu’inquiétant.
Car, et c’est le deuxième point du plus haut intérêt, le fait est qu’il y a irresponsabilité manifeste. Les deux fauteurs du trouble sont même irresponsables à trois titres différents :
1) si ce sont bien des adolescents, ils sont probablement civilement mineurs, à savoir, juridiquement irresponsables : leurs actions ne leur sont pas exactement imputables au même titre que c'est le cas pour les adultes.
2) Il est pragmatiquement parlant déraisonnable de circuler sur une piste interdite aux véhicules à moteur en roulant sur la gauche et à cette vitesse en doublant le poids du véhicule, car alors on ne peut absolument pas maitriser la trajectoire de ce dernier – il vous impose en effet sa masse. Par conséquent les deux jeunes ont été agi par lui au lieu d’agir sur lui : irresponsabilité pragmatique, donc : un véhicule fou a embarqué deux innocents qui sont allés en percuter un troisième.
3) Les mêmes personnages, décidément humainement inconsistants, se sont enfuis, ce qui atteste de l’irresponsabilité morale. Aucune empathie à mon égard, ni pour mon corps meurtri ni pour mon âme choquée. Même pas de respect pour les morts : ils auraient au moins pu consoler ma veuve supposée (j’étais au sol, je ne bougeais plus) !
Je crois qu’il faut leur reconnaître une qualité, celle de leur propre sincérité, et admettre un point, il est vrai difficile à admettre : ils se sont adéquatement exprimés en disant deux ou trois fois qu’ils étaient désolés en semblant réellement l’être.
J’ai donc été « accidenté » car deux innocents sauvages ont attenté à ma vie sans le vouloir vraiment. Deux presque enfants sans rapport stable ni aux lois d’un espace public pourtant très fréquenté et manifestement commun à eux et aux autres ; ni à leur propre volonté, cette capacité magnifique et difficile qui promet une maîtrise des éléments et nous garantit le gain de nos propres actes ; ni aux impératifs moraux d’assistance aux blessés ; ni à la dimension spirituelle de la mort.
Ultimi barbarorum ou situation caractéristique de l'absurde, comme dans un tableau digne de Cioran ?
Ce sont bien les catégories fondatrices de la civilisation moderne qui ont vacillé durant quelques secondes, les maximes indiscutables qui stipulent que pour que la démocratie soit possible et que le monde soit vivable, il faut que chacun essaie de se maîtriser et, à défaut, prenne conscience et assume les conséquences de ses actes. Le « dressage civilisationnel » dont parle Nietzsche et que j'ai analysé ailleurs n’a pas que des défauts, n’en déplaise à mes confrères post-modernes (qui peut-être ne circulent pas en vélo ?).
En d’autres termes, j’ai été la victime d’un amas d’irresponsabilités. Les Anciens, Grecs et Latins appelaient cela « destin » ou « fatalité ». C’est donc cela, la frappe de Moïra ?
Mon embarras philosophique vient du fait que pour ma part je ne crois pas au destin, que ces temps-ci j’éprouve autant de difficultés à partir en guerre contre les catégories fondatrices de la modernité qu'à déplorer leur perte de sens (deux "toc" de ma profession), et que depuis longtemps je suis vraiment sourd au sociologisme. En revanche, je crois à ce que le Secrétaire florentin nommait la qualité des temps (qualità des tempi).
Comme quoi, même en dehors des pandémies, on peut parfaitement mourir de l’air du temps.