Dans ce billet, je voudrais tout à la fois remercier un joueur, célébrer une action et souligner un point du jeu qui me paraît important.
Dimanche dernier, nous étions dans un Stade des Alpes presque plein pour assister à la rencontre entre le FCG et Castres, le champion de France en titre, dans le cadre des matches retour du Top 14. A Grenoble, affronter Castres recouvre toujours un enjeu particulier, car il y a et il y aura sans doute à jamais le lourd passif de la "finale volée" de 1993. D'ordinaire, donc, les Grenoblois y mettent toute leur énergie, et plus encore. La partie de dimanche n'a pas échappé pas à cette règle, chaque camp jouait les coups à fond et cherchait le KO de l'adversaire. L'action dont je veux parler se passe à la 73ème minute, à la fin de ce résumé...
http://www.lnr.fr/video-grenoble-castres-20-16-j15-saison-2013-2014,3605.html
Il reste donc 7 mn à jouer, Grenoble affiche 9 points de retard, Castres gère parfaitement le match, et l'on commence à s'inquiéter très sérieusement au Stade des Alpes car si le FCG n'a pas encore perdu de la saison à domicile, pour cette dernière partie de 2013 les choses font plus que se profiler...mon fils est nerveux à mes côtés et moi pas moins, bref, on se dit que c'est presque fichu.
Mais voilà une touche enfin gagnée normalement par le FCG...une des seules du match : je crois que dimanche le FCG a perdu 11 de ses 13 lancers - 11 sur 13, c'est surréaliste à ce niveau ! - tant la touche défensive de Castres est remarquable. Sur ce qu'on a vu dimanche, le système organisé autour du flanker Yannick Caballero n'a que peu d'équivalent en France (excepté celui autour de Pierre Rabadan au Stade Français ?), ou bien...la bûche glacée est plus lourde à digérer dans les Alpes qu'ailleurs !
Aussitôt ça joue sur la droite et un regroupement plus tard, le n°9 Valentin Courrent perçoit l'appel de balle "même sens" de son ouvreur Blair Stewart. A peine servi, Stewart part en travers et incurve sa trajectoire pleine droite car, situé presque déjà dans son dos, son premier centre Nigel Hunt a appelé à la passe croisée. C'est l'instant précis où tout bascule : leurs adversaires directs, le 10 et le 12 d'en face, Talès et Baï, commettent alors une erreur fatale car ils suivent des yeux la course du 12 grenoblois et non celle de Blair qui est juste devant eux (le ralenti le montre bien : ils ont le visage complètement orientés vers leur droite).
Alors Stewart sent le coup à jouer : puisque la porte s'entr'ouvre entre son vis-à-vis et le premier centre castrais, il accélère dans l'intervalle en redressant sa course, c'est magnifiquement fait, il a traversé le premier rideau et fonce déjà vers Palis l'arrière de Castres. Bien placé sur son aile droite, son partenaire Alipate Ratini, un élégant Fidjien nouveau venu dans l'effectif, fait l'effort et se porte à sa hauteur à une quinzaine de m de lui le long de la touche. Alors tout à coup on a l'impression qu'il se fait dans le stade un silence stupéfiant, en tout cas les 19 000 spectateurs du Stade des Alpes retiennent leur souffle...Blair réussit à fixer l'arrière dans le temps juste et délivre une longue passe vers sa droite...moment de suspension incroyablement aérien, on jurerait que le ballon ne va jamais arriver ! Mais la passe, effectuée en pleine course et parfaitement adressée, trouve enfin son receveur, et le 14 grenoblois efface son vis-à-vis en accélérant (deuxième erreur fatale, Garvey rate son plaquage et mord la pelouse), 20 m de course du Fidjien et essai ! Le stade explose d'un formidable rugissement, comme un gros animal en transe. Victoire ! On se tombe dans les bras, on s'embrasse, on fraternise avec les voisins de place !
Quelle action foudroyante, pleine de dynamisme, gracieuse, collective, parfaitement maîtrisée dans chacun de leurs gestes par le 9, le 10, le 12 (pas d'essai sans la feinte de croisée, et donc pas d'essai sans l'appel de balle et la course parfaite de Nigel Hunt dans le dos de Blair Stewart), et enfin le 14.
Je veux remercier Blair Stewart du cadeau que, par son talent et son engagement, il a fait à tous les spectateurs du match, et particulièrement aux enfants qui apprennent la pratique du sport-roi.
Je tiens à souligner la grande qualité d'une action dans laquelle, et ce point me paraît capital pour l'esprit du rugby, le jeu sans ballon des acteurs (le 12 et le 14) a très intelligemment sous-tendu le maniement direct du ballon par le 10. La gestion parfaite de l'espace-temps rugbystique est fonction de la capacité des uns et autres à jouer avec ou sans ballon.
Et dans ce trait particulier du jeu, je décèle la nature "politique" aussi bien que la pertinence anthropologique du jeu de rugby. Ce n'est en effet pas le moindre paradoxe de ce jeu inventé par des Anglais doublement suspects d'être individualistes car à la fois aristocrates et férus de libéralisme : l'action apparemment individuelle n'est jamais autre chose qu'une action collective invisible. Et la justesse d'une situation sociale repose sur la profondeur de la relation humaine où chacun, même s'il demeure dans l'ombre, est conscient de jouer un rôle fondamental.
A tous les lecteurs de cette chronique, je souhaite une année pleine de rebonds favorables !