Le Secrétaire d’État en charge du numérique vient de démissionner, et l'heure est venue de faire le bilan de l'action de Mounir Mahjoubi. Ce bilan n'est pas mauvais, loin de là, notamment en termes d'animation de terrain et de mesures concrètes dans les 5 secteurs identifiés comme structurants pour ce Secrétariat et à partir des missions plus précisément confiées à la Direction Interministérielle du Numérique et du Système d’Information et de Communication de l’État.
Si le bilan est bon, c'est également du fait que l'activisme du Secrétaire d'Etat s'est fondé sur des valeurs qui ne sont pas sans lien avec son parcours personnel : cet article de Stéphanie Mundubeltz-Gendron dans L'Usine Digitale suggère qu'à travers l'action, c'est une philosophie politique qui s'est exprimée. Mais ce qu'il faut retenir d'un bilan, c'est aussi bien ce qui a été fait que ce qui fait encore défaut.
Nous pourrions identifier deux manques à l’action menée jusqu’ici.
Pour une formation continue à la hauteur des enjeux de la transformation sociale
D'abord, fait défaut une vision réellement transversale aux divers ministères (Éducation Nationale, Enseignement Supérieur Recherche et Innovation, bien entendu, mais également Travail, Économie et Finances, Justice, etc.) pour faire une place à une formation continue numérique de qualité pour les fonctionnaires, pour les professionnels et pour tous les citoyens. Le tournant numérique à l’œuvre dans les organisations publiques et privées est tellement important et rapide, et la transformation actuelle dans la production des nouvelles connaissances tellement radicale que les efforts des institutions auxquelles sont traditionnellement dévolus les apprentissages, à savoir, l’École et l'Enseignement Supérieur, sont aujourd'hui insuffisants. Structurellement insuffisants.
Une action approfondie de formation continue, de plus, inclurait de manière coordonnée non seulement les savoirs techniques du numérique, mais également les outils de compréhension de leur déploiement dans la société, de l'économie à la philosophie des nouvelles technologies, en passant par la sociologie, le management et le marketing. Et si l'on veut permettre aux Français de figurer en bonne place dans la nouvelle société numérique, il convient d'inventer des plans de formation innovants, associant, en mode projet et animés de manière continue des techniques de créativité, les savoirs technologiques et réflexifs afin de stimuler l'imagination de nos contemporains. Il faut en effet penser cette formation au-delà des clivages académiques du monde savant.
Cette action gagnerait à s'appuyer de manière systématique sur les acteurs locaux, associations et sociétés savantes comprises. A cet égard, l'indéniable effervescence de la French Tech en régions apparaît intéressante, mais elle pourrait demeurer superficielle car profitant à des classes sociales hautes-diplômées déjà en capacité d'agir dans l'économie numérique ; condition nécessaire pour la transformation numérique, elle demeure démocratiquement insuffisante.
Pour une vision européenne des politiques nationales de soutien au numérique
Ensuite...je ne pourrais mieux commencer à dire les choses dont je veux parler qu'en utilisant une formule provocante : c'est pour des raisons structurelles qu'il n'y a ni GAFAM ni NATU européennes (tandis que l'Asie, sous l'action de la Chine, a vu se développer les BATX). Le manque le plus évident de l'action du Gouvernement en faveur du développement numérique, en dépit des efforts du Secrétaire d’État au numérique pendant presque deux ans, tient à ce qu’il faut bien identifier comme la grande faiblesse de la vision européenne de l'action à mener.
Tout le monde convient que les nouvelles technologies ont – pour tous les domaines de la pratique humaine – à la fois bouleversé les niveaux où doivent se prendre les décisions (dans les sphères privée comme publique) et redéfini l’échelle des territoires (à commencer par celui de l’Etat-nation autrefois pleinement souverain). Sous l'effet d'un mouvement qui est loin d'être achevé, d’un mouvement qui n'en est peut-être même qu'à ses débuts, l'horizon de compréhension par l'humain de sa propre action concrète se déplace et toute vision strictement nationale se trouve aujourd’hui fatalement étroite.
Or, si les collaborations internationales existent, les États européens, en investissant dans l'innovation au plan national, ne jouent pas au bon niveau dans des secteurs-clés comme l'économie, la formation, la recherche et la défense. Les efforts de la puissance publique apparaissent trop timides pour mutualiser les moyens, et il n'y a pas de gouvernance commune au niveau de l'Union Européenne suffisamment convaincante pour que les sociétés nourries par les États européens existent dans la concurrence qui, en matière d'économie du numérique, sévit au niveau mondial.
Que faire ? Comment faire perdre aux États européens, France comprise, la désastreuse habitude d'investir à la mauvaise échelle en matière d'entrepreneuriat numérique ? Un petit pas pourrait être fait si chaque euro distribué en financement de l'innovation devait être assorti de la condition d'en produire un au niveau européen.
Je comprends que ce type d’argument puisse ne pas avoir bonne presse alors que les nations européennes semblent de nouveau gagnées par une vague d’europhobie. Je crois qu’ici encore, la formation peut jouer un rôle considérable : conformément à l'esprit de l'appel "Universités Européennes" opéré par le programme Erasmus+, il est capital que les institutions publiques fassent l'effort nécessaire pour sortir du périmètre réduit dans lequel leur histoire les enferme. Demain, si des forces contraires ne viennent pas détruire cette dynamique et nous appauvrir encore plus rapidement, les nouveaux et nouvelles entrepreneurs/ses agiront localement mais seront naturellement tourné.e.s vers un espace européen très dense et favorable à leur croissance.
A cet égard, le modèle de la "start-up moléculaire" récemment proposé par Jérôme Chifflet d'Orange Labs Research à nos Lundis de l'Innovation organisés à Grenoble dans le cadre du programme Promising, constitue sans doute un modèle intéressant et important en vue d'une stratégie européenne d'économie numérique : le Secrétariat d’État au numérique pourrait ouvrir des postes pour des "assembleurs" (comme on le dit pour les bons vins) au niveau européen de start-up nationales prometteuses. Afin que, pour utiliser une autre métaphore qui convient à l'économie de l'innovation, nos jeunes pousses puissent devenir des bouquets ou des bosquets, puis des forêts de grands arbres.