Aujourd’hui, dans le cadre du Séminaire de l’IPhiG « Philosophie des techniques », nous avons le plaisir d’accueillir notre collègue Jean-Hugues Barthélémy.
Avant de présenter notre invité et d’introduire le séminaire, je voudrais dire un mot sur le séminaire lui-même. Ce séminaire, proposé par mon intermédiaire pour l’équipe de recherche de philosophie de Grenoble, a été inauguré en 2016, et vise à poursuivre une tradition d’analyse philosophique de la technique bien ancrée dans cette équipe (précisions ici).
Depuis ses premières sessions, le séminaire s’est donné à lui-même un double dessein philosophique : à la fois interroger les transformations contemporaines de la technique, et explorer le mode d’être technique. L’un et l’autre en se voulant ancrés dans le territoire grenoblois, à savoir, dans un très fécond terreau pour les découvertes scientifiques, pour les inventions technologiques, et également, indissociablement, pour les expérimentations sociales et les contestations politiques auxquelles elles peuvent donner lieu. Nous en sommes à présent à la 6ème conférence proposée dans le cadre du séminaire, et, aujourd’hui, pour dire les choses simplement, nous imaginons ces séances en complémentarité avec le travail de recherche qui sera fait dans la chaire « éthique et IA » labellisée dans l’institut multidisciplinaire d’intelligence artificielle MIAI. Les séances du séminaire sont organisées autour du propos d’un philosophe invité, propos dédié à la technique sous tous ses aspects philosophiquement imaginables, tandis que le travail réalisé dans la chaire focalise les recherches (philosophiques et de sciences humaines et sociales) sur les technologies relatives à l’IA.
Je veux maintenant présenter notre invité. Jean-Hugues Barthélémy est né en 1967, il est professeur agrégé de philosophie, docteur de l’Université Denis Diderot Paris 7 (2003, sous la direction de Dominique Lecourt), enfin Habilité à diriger les recherche en philosophie à l’Université de Paris Nanterre (2017). De 2013 à juin 2019 il a été directeur du Centre International des études simondoniennes, et il est le créateur, l’éditeur et le directeur des Cahiers Simondon qui paraissaient chez L’Harmattan (6 numéros parus).
Au vu de la bibliographie des nombreux ouvrages et articles publiés par notre invité, on pourrait dire qu’il incarne ou représente la génération des « jeunes » ou des « nouveaux simondoniens », constituée également, pour n’en citer que certains, par des collègues comme Muriel Combes, Xavier Guchet, Pascal Chabot, Bernard Stiegler ou Vincent Bontems – qui ont, après les travaux de Jean-Claude Beaune (1990), de Gilbert Hottois (1993) et d’Anne Fagot-Largeault (1994) approfondi la réception critique de Gilbert Simondon et ont conféré à cet auteur relativement méconnu de son vivant (1924-1989) l’importance philosophique qui doit légitimement être la sienne.
Pour ne citer que les monographies, Jean-Hugues Barthélémy en effet a publié en 2005, Penser l’individuation (avec une préface de Jean-Claude Beaune) en 2 volumes chez L’Harmattan : vol. 1, Simondon et la philosophie de la nature, et vol. 2 Penser la connaissance et la technique après Simondon ; en 2008, Simondon ou l’encyclopédisme génétique (PUF) ; l’ouvrage d’introduction Simondon dans la collection "Figures du savoir" aux Belles Lettres, en 2014 ; enfin, en 2015, Life and Technology : an Inquiry into and beyond Simondon (MesonPress, accessible et téléchargeable ici).
Ces ouvrages sont salués par la critique comme remarquables par leur érudition et la compréhension renouvelée qu’ils offrent de Simondon, et suffiraient déjà amplement à justifier l’invitation que nous avons lancée à Jean-Hugues Barthélémy. Pourtant, ce n’est pas seulement en tant qu’exégète autorisé de Gilbert Simondon que Jean-Hugues Barthélémy est notre invité aujourd’hui, mais parce qu’il est l’auteur d’un volumineux ouvrage (430 p.), à la fois original et passionnant, intitulé La Société de l’invention. Pour une architectonique philosophique de l’âge écologique (éditions Matériologiques, 2018) – ouvrage dont l’auteur nous dit qu’il sera complété d’un second, qui pour sa part portera le titre de La Philosophie du paradoxe, et dont la parution est prévue fin 2020.
Dans les lignes qui suivent, au risque de simplifier outrageusement les analyses de l’auteur et donc de trahir son intention (si tel est le cas, je m’en excuse par avance), je vais évoquer le propos développé dans La Société de l’invention (désormais identifié par l’acronyme LSI) afin de fournir à ceux qui ne l'ont pas (encore) lu une petite "séance de rattrapage".
LSI est présenté dès le début du volume comme « un ouvrage de reconstruction philosophique globale », et comme le fruit d’une recherche philosophique personnelle dont les prémisses s’annoncèrent dans les années 1990 par une lecture de Husserl d’abord, puis de Wittgenstein, de Heidegger et finalement de Simondon. A cette époque, nous dit l’auteur dans l’avant-propos, prévalait en lui un sentiment d’incomplétude parce qu’il ne disposait pas encore du concept d’archiréflexivité. Elle seule permet pourtant de faire se rencontrer la question philosophiquement architectonique du sens et le problème écologique d’origine anthropique qui menace à la fois la planète et l’humanité.
Dans LSI, la notion d’archiréflexivité permet de comprendre le travail philosophique sur un double plan : d’abord comme travail du philosophe sur lui-même, telle une actualisation du « connais-toi toi-même » delphico-socratique, ce qui est peut-être à comprendre comme une forme réflexive de l’ontologie génétique simondonienne (le philosophe serait en effet : l’humain conscient qui contribue à son individuation) ; ensuite comme travail du philosophe sur les concepts, sur ceux qu’il revisite et sur ceux qu’il invente, démarquant ainsi la pensée philosophique de la connaissance scientifique, en laissant à la première le soin de poser les questions relatives au sens (et de ce fait la démarche peut-elle être qualifiée de « sémantique archiréflexive »). Or, qu’elle vise à constituer le moi du philosophe ou à proposer des concepts qui permettent de penser le monde, la philosophie repose toujours, explique l’auteur, sur la conscience de la non-originarité de la pensée humaine : aucune pensée (de soi, du monde) ne préexistant à l’action qui l’a engendrée, elle est ce que fait sur elle le sens qu’a engendré l’action initiale.
Dans sa démarche archiréflexive de création d’un sens nouveau, LSI se donne pour dessein de produire un registre philosophique original, celui de l’éco-logie, propre à déplacer les lignes établies entre les savoirs : l’économie, l’écologie politique, la philosophie du droit et l’éthique, ces disciplines reçoivent en quelque sorte, au fil de l’argumentation de l’auteur, une nouvelle feuille de route pour leur programme scientifique. Plutôt qu’un ouvrage de philosophie de la technique ou sur la technique, LSI s’entend comme un projet de philosophie générale, dans lequel la pensée de Simondon, fondamentale pour la constitution de la perspective philosophique de l’auteur, est elle-même comprise et discutée. Ainsi, on ne peut pas affirmer Jean-Hugues Barthélémy prolonge Simondon, il serait plus exact de dire qu’il l’a opportunément rencontré, puis longuement fréquenté (il a fréquenté aussi bien sa philosophie de la nature que sa philosophie de la technique[1]), à la lumière d’un projet philosophique plus global, évidemment non incompatible avec lui, mais personnel et original.
Le programme que se donne Jean-Hugues Barthélémy est de réinterroger la tradition philosophique afin de penser la situation actuelle, interprétée comme « crise du sens » c’est-à-dire perte des points de repère cardinaux à l’âge de l’urgence environnementale et dans le contexte du « techno-capitalisme » (à savoir, celui de l’innovation au sens schumpeterien du terme où la croissance économique est maintenue grâce aux inventions technologiques mises en marché). Ce programme se décline à partir de trois questions :
- Quel positionnement pour la philosophie contemporaine en regard de sa tradition contemporaine (Bergson, Husserl, Bachelard, Canguilhem, Stiegler, Latour pour ne citer qu’eux) et tandis que les savoir (physique, chimie, biologie, sciences humaines et sociales) contribuent à la crise ambiante au lieu de permettre d’en sortir, tant du moins qu’ils ne sont pas eux-mêmes pensés et guidés par la philosophie ? Dans ce questionnement, Barthélémy accepte de se soumettre à un paradoxe : si la philosophie doit accompagner la connaissance scientifique pour lui donner le sens qui lui fait défaut, dans le même temps, en tant qu’elle est « non-originaire », elle se trouve elle-même subordonnée à la connaissance scientifique qui lui apporte la matière ou le contenu que par elle-même elle ne possède pas.
- Quelle place pour l’humain en regard du constat de l’urgence environnementale, mais également compte tenu de l’essor des connaissances éthologiques qui nécessitent la réinvention de son statut, sur fond de la déchéance de son ancienne supériorité supposée en termes de « dignité » ? Dans ce questionnement, Barthélémy discute longuement, sur le plan anthropologique, les thèses de l’ethnologue Franz De Wall, et il dialogue avec Peter Singer, Tom Regan, Florence Burgat et Corinne Pelluchon à propos du statut des animaux non humains et de la souffrance de ceux qui sont élevés et consommés par les humains.
- Quel rôle enfin pour la technique, à savoir l’invention et l’innovation dans un monde devenu technologique, c’est-à-dire tout à la fois hypertechnique, technoscientifique et soumis à ce que l’auteur appelle le « techno-capitalisme », à savoir, le régime capitalistique de la valorisation économique et financière de l’invention massivement mise en marché ?
Ces trois questions s’assemblent dans le programme traité par LSI : reconstruire la philosophie à l’âge éco-logique. D’un point de vue littéral (au vu du plan de l’ouvrage), le programme se décline lui-même en deux parties. La première, intitulée « Problèmes », coordonne les 4 premiers chapitres, qui de manière très rigoureuse construisent chacun un problème spécifique qui se manifeste aujourd’hui de manière variée. Chaque chapitre (a) pose une question générique estimée principielle dans la perspective de cette reconstruction de la philosophie, (b) analyse un couple de concepts en tension dont l’auteur propose de penser la compatibilité, si ce n’est la complémentarité, (c) enfin, au fil de cette analyse, examine un problème philosophique à l’aune d’une tâche cardinale qu’il est nécessaire d’opérer aujourd’hui. Voici une présentation simplifiée de la problématique générale ainsi construite :
Chapitre 1 : a) qu’est-ce que l’Homme ? b) Animalité et humanité, c) permettre pour l’humain sa réidentification comme « être sujet animal » en vue de nourrir la possibilité d’un « humanisme décentré ».
Chapitre 2 : a) qu’est-ce que la connaissance ? b) Découverte et invention, c) penser la nécessaire complémentarité de la technê et de l’épistémê, c’est-à-dire à la fois penser la technique comme autre chose qu’un ensemble d’instruments utiles et le savoir en lien avec les outils qui sont à sa disposition.
Chapitre 3 : a) qu’est-ce que le pouvoir ? b) Pouvoir et technique, c) en déconstruisant la « technocratie » comme pouvoir des experts, penser les possibilités qu’offre aujourd’hui pour les humains leur condition technologique.
Chapitre 4 : a) qu’est-ce qu’éduquer ? b) éducation et valeurs, c) la « crise du sens contemporaine affecte à la fois la transmission, sa déclinaison dans l’éducation, l’appareil dévolu à cette tâche (l’Ecole), et les valeurs transmises.
La seconde partie de l’ouvrage est intitulée « Schèmes » et vise à engager le traitement philosophique des problèmes construits dans la première. Le très important chapitre 5 s’intitule « Principes de l’écologie humaine », il pose les bases d’une nouvelle connaissance de soi (à partir du « principe de non-originarité ») et d’un nouveau régime de connaissance pour la philosophie, nommé « la sémantique archiréflexive ». Suivent 3 chapitres successifs qui bouleversent, ainsi qu’énoncé auparavant, certaines partitions établies en proposant des éléments pour la réinvention de plusieurs régimes philosophique de sens :
Chapitre 6 : éléments pour une « philosophie de l’information ontologique », où il s’agit, en s’inspirant de l’ontologie génétique de Simondon (reprise des concepts d’individuation et de transduction), de penser comment les humains, en dépit de leur « non-substantialité » originaire, peuvent « s’individuer » et s’individualiser, via la mise en relation des uns avec les autres.
Chapitre 7 : éléments pour une « philosophie de la production économique », où l’auteur propose, de manière originale et stimulante, de distinguer radicalement ce qui relève de l’éthique et ce qui relève du droit. La liberté et la justice, traditionnellement dévolues à un traitement éthique, doivent impérativement être conçues comme des besoins de l’humain plutôt que comme des valeurs. Par conséquent il revient à l’économie et non à l’éthique de les prendre en charge, de manière urgente – car le besoin, estime l’auteur, fait impérieusement droit. La tâche est ici de sortir de la confusion entre éthique et politique, confusion entretenue par toute la tradition philosophique moderne.
Chapitre 8 : éléments pour une « philosophie de l’éducation axiologique », qui achèvent de nourrir la « tridimensionnalité du sens » sur le plan de la philosophie pratique.
La conclusion de LSI énonce des perspectives renouvelantes à propos de la constitution d’une nouvelle forme de la responsabilité dans « l’âge de la société civile internationale » et en fonction d’un nouveau régime de l’empathie repensé grâce à l’éthologie. Par ailleurs, d’une manière qui apparaîtra à la fois très audacieuse et typique de sa pensée inspirée par Simondon, l’auteur propose de rassembler d’une part la « technophilie savante » et de l’autre l’écologie critique de Hans Jonas. Au vu des critiques adressées à ce qu’est effectivement devenue la technologie dans le monde contemporain (à savoir, l’occasion d’une addiction consumériste massive, sous-tendue par une industrie des plaisirs qui n’arrive pas à débrayer de ses modes productivistes), la difficulté de les réunir parait de fait extrêmement relevée ! Mais les deux partis lui apparaissent l’un et l’autre salutaires : la première pour le progrès et les connaissances qu’elle génère, la seconde pour le respect de l’environnement et la promesse d’une nouvelle vie éthique qu’elle promet. Il entend « prolonger [l]a critique du technicisme par une critique [du] technocapitalisme spéculatif, stade ultime de la technocratie » (p. 396). C’est ainsi que LSI en appelle à un basculement civilisationnel, qui permettrait de passer de la « culture du travail » (dans laquelle la technologie contemporaine est subordonnée aux impératifs de l’instrumentalisation et du capital) à la « culture de l’invention » (dans laquelle la technologie, intégrée au projet éco-logique, contribue à la construction du sens). Ces mots résonnent aujourd’hui à Grenoble d’une manière particulière, car nous vous accueillons, Jean-Hugues Barthélémy, sur un site considéré depuis bien longtemps comme important pour la découverte scientifique et l’invention technique, mais également pour l’innovation technologique et la valorisation économique et financière de cette dernière.
[1] Simondon fut en 1958 l’auteur de deux thèses, comme c’était l’usage à l’époque : une monumentale thèse principale effectuée sous la direction de Jean Hippolyte intitulée L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information (non publiée de son vivant, du moins intégralement, et parue seulement chez l’éditeur grenoblois Jérôme Millon en 2005, rééd. 2013), et une thèse secondaire, dirigée par Georges Canguilhem, Du Mode d’existence des objets techniques (publiée quant à elle chez Aubier). Dans la première thèse, Simondon œuvre à la refondation de la philosophie de la nature (en proposant des concepts nouveaux tels que "individuation", "transduction", "disparation", "transindividuel"), dans la seconde il envisage pour cette philosophie le cas d’espèce de la technique.