Innovations. Une enquête philosophique : c'est le titre de mon prochain ouvrage, à paraître chez Hermann. Et ceci est le premier d'une série de dix billets destinés à présenter ma démarche intellectuelle.
InnovationS - je souligne le pluriel, afin de désigner les fausses évidences d'un mot devenu tellement courant qu'il peut sembler banal. Mais ce n'est pas parce qu'elle est empruntée par toutes et tous que cette voie est bien connue.
Philosopher, c'est aimer traquer les mystères, sans cesse excité par le rapport intense qui, parfois, existe entre la curiosité et la perplexité. Philosophe-chasseur , je me suis laissé tenter pour entreprendre l'enquête. Aucun mérite : par les nombreuses fausses évidences dont elle est porteuse, je m'en suis étonné dès le début, l'innovation représente bel et bien un sujet particulièrement déconcertant.
D'où, justement, ce pluriel. En observant méticuleusement ses significations variées, j'en ai trouvé cinq, certes liées entre elles, mais au final irréductibles les unes aux autres. Car quand on dit le seul mot "innovations", on désigne confusément toute une variété de choses différentes :
1) apparition de quelque chose de nouveau - ou qui apparaît comme tel à un ensemble de personnes - dans la société ("innovation" au sens générique induit par la racine latine novo),
2) création de valeur économique à partir de l'apparition inopinée ou de l'introduction mesurée de quelque chose de nouveau dans la chaine capitaliste de la production, de la diffusion et de la consommation de produits et de services ("innovation économique", qu'elle soit radicale ou incrémentale),
3) invention technologique nourrie par la science dans le contexte de l'économie du high tech dont on attend, depuis plusieurs années, qu'elle tire les marchés désignés par l'acception précédente ("innovation technologique"),
4) transformation de la hiérarchie ou des modes opératoires (management) d'une organisation privée ou publique ("innovation managériale ou organisationnelle"),
5) association originale de personnes issues de différents secteurs socio-professionnels qui se mobilise afin de se donner à elle-même de nouveaux possibles ("innovation sociale", la dernière venue dans cette série).
Or, toutes ces acceptions ouvrent à des horizons de sens divergents. Horizons qui, si l'on est assez attentif, n'ont même pas grand chose à voir les uns avec les autres.
Comment peut-on même sincèrement considérer que tout cela veut dire la même chose ou peut être contenu par un seul terme ? Et est-ce cette compression de sens qui rend ce petit mot, "innovation", si explosif ?
Mais cette étonnante variété, c'est peut-être justement ce qui fait que cette notion est centrale dans nos discours contemporains sur le temps et l'histoire, sur la technique et la société, sur le travail et les valeurs souhaitables.
Mal définie, plurielle et centrale : c'est en fonction de ces trois caractéristiques qu'elle apparaît comme une notion cardinale, du latin "cardo", le gond ou pivot qui articule la porte. Exactement de la même manière que l'était autrefois celle de progrès. Car comme le progrès, l'innovation est la descendante des philosophies de l'Histoire du XIXe siècle et avant cela l'héritière du projet de société imaginé par les philosophes des Lumières. Mais - à part l'espoir que deux époques bien différentes ont mis en elles - beaucoup trop de choses les séparent pour qu'on puisse les confondre.
L'innovation : le concept cardinal, bien que très mal défini, de l'ère d'après-le-progrès.
C'est ainsi que, au début de mon enquête, j'ai découvert que derrière l'usage incroyablement fréquent du terme "innovation" résidait un mystère.
Comment réassembler science, techniques/technologie, société, travail et avenir après le progrès et en grande partie sans l'ambition qu'il portait du point de vue économique et social, mais également éthique, politique, utopique ?
Comment, en s'emparant de ce concept si évidemment post-progressiste, lui faire jouer le rôle qui était autrefois dévolu au progrès ?
Réussir cela apparaît très difficile, peut-être même que c'est impossible - et pourtant, tout le monde depuis 40 ans fait comme si les deux termes étaient synonymes, et que c'était possible de substituer l'innovation au progrès.
Tout se passe peut-être comme si on voulait croire que c'est possible, tellement le besoin est grand de répondre par l'affirmative à ces questions.
Socrate - chasseur ou détective, c'est presque la même chose - part donc à la recherche des indices qui rendent ce mystère possible. Il lui faut alors se montrer attentif aux discours des acteurs des mondes de l'innovation - car il y a bien "des" mondes de l'innovation, je le dirai bientôt.