[Ce billet n°7 fait partie d'une série de courts textes qui vise à expliciter le propos de mon ouvrage à paraître : Innovations.Une enquête philosophique, Hermann, 2021]
Mon hypothèse est qu'il est nécessaire de comprendre l'innovation comme un paradigme à part entière. Plus exactement, elle représente le cadre de sens qui organise l'existence humaine en combinant l'action des objets techniques, les activités sociales qui se servent d'eux et qui les servent, la dynamique permanente de renouvellement des uns et des autres dans le contexte des sociétés libérales.
Il y a plusieurs formes d'innovation. Et, si elles "s'emboitent" partiellement les unes dans les autres, ces formes sont variées et irréductibles les unes aux autres. Par exemple, l'innovation dite sociale n'est pas l'innovation industrielle. Mais cela n'invalide pas l'hypothèse : la première - dernière forme apparue et qui apparaît en forte rupture avec la seconde - ne remet pas en question la dynamique générale de renouvellement. Le geste même d'innover ou d'adopter des innovations conduit en effet au renouvellement et à son acceptation plus ou moins consciente (du moins, jusqu'à maintenant). Paradoxalement, l'innovation sociale, bien que nourrie par les tentatives alternatives des makers, consacre donc elle aussi et à sa manière la dimension paradigmatique de l'innovation.
Un élément a fortifié mon hypothèse : il s'agit du caractère systémique de l'innovation (car un paradigme, en tant que cadre de référence, gagne à être conçu comme un système). Ce qui fait système dans/avec l'innovation, ce sont ces deux séries, qui semblent évidentes dès qu'on les a vues :
1) le cercle constitué par le technique et le social - l'objet technique est depuis longtemps "dispositif socio-technique", la technologie puis les "nouvelles technologies" n'ont fait que radicaliser ce qui est vrai dans l'absolu, et cela pour toutes les activités humaines où le paradigme est pertinent : production-diffusion-consommation d'énergie, alimentation, mobilité, santé, sécurité, mais également vie affective des humains telle qu'elle est médiatisée par les réseaux numériques etc.
2) derrière ce que j'ai identifié comme le jeu des parties prenantes (voir post précédent consacré aux "mondes de l'innovation"), le continuum social du concepteur à l'usager - mais ici il convient de s'arrêter sur la place de ce dernier, car elle apparaît tout à fait singulière.
Dans mon livre, je veux établir que la généalogie du paradigme n'est pas complète tant qu'on n'a pas restitué l'importance de la révolution des usages. Cela signifie que l'apparition de l'usager dans l'innovation ne concerne pas une "innovation autre" (notamment autre que celle qui se développe dans l'industrie grâce à l'action des ingénieurs), mais que cette apparition a parachevé le paradigme de l'innovation. Il n'était pas complet sans elle, même concernant l'industrie et bien qu'elle ait découvert très tard l'importance de l'usager. Ce qu'avaient bien compris, dès les années 1990, plusieurs disciplines telles le marketing, la sociologie des usagers et les sciences de l'information et de la communication.
L'usager, impliqué à tous les stades de génération et de consommation de l'innovation, légitime cette dernière. Mais au-delà de cet aspect, l'espoir mis dans sa figure par les disciplines pionnières laissait augurer l'apparition d'un véritable "sujet de l'innovation", d'une subjectivité agissante et rayonnante au cœur même de ce que j'appelle "l'innovation sauvage". Qu'en est-il exactement ?
Ainsi que chacun le sait lorsqu'il fréquente les milieux innovants, plus de place aujourd'hui pour autre chose que l'UX (User experience) - on ne parle vraiment que de cela. Jusqu'à l'UX Design, qu'on peut considérer, tant il se présente lui-même de la sorte, comme la pointe avancée de l'esprit moderne !
D'accord, mais allons jusqu'au bout de cette dynamique : que faire exactement de l'usager, qui reste souvent une figure-alibi ? Comment réaliser les promesses dont il est porteur ? Dans mon enquête, c'est par les catégories philosophiques d'aliénation, d'émancipation et d'autonomie que je prends les choses. En d'autres termes, le rôle jusqu'ici joué par les usagers, s'il est considérable, ne sera vraiment complet que s'il conduit à la mise en œuvre d'une réelle éthique de l'innovation.
Mais ça, et sans vouloir entretenir un suspense insoutenable, c'est une bien redoutable affaire...