[Ce billet n°8 fait partie d'une série de courts textes qui vise à expliciter le propos de mon ouvrage à paraître : Innovations.Une enquête philosophique, Hermann, 2021]
C'est en ces termes que se pose pour moi la question d'une éthique de/dans l'innovation. Reste seulement à savoir si une telle chose peut exister.
Se demander s'il peut exister une éthique de l'innovation ne semble-t-il pas s'apparenter à la recherche de discours qui existent déjà, telle que l'éthique des technologies (comme celle de l'IA ou Computer Ethics) ou encore celle de la recherche ?
Ce sont certes des éléments à prendre en compte mais ils me semblent insuffisants car ils manquent notre objet : une éthique de ou dans l'innovation relève de tout autre chose.
Reconnaissons la difficulté de la tâche : autant aborder la question paraît nécessaire, autant y répondre semble très difficile, en tout cas de manière claire et simple, et en évitant de verser dans un discours moralisateur inutile et déplacé.
Pourquoi ce sujet est-il important ? Si une approche éthique ad hoc paraît nécessaire, ce n'est pas du fait des ratés mais en raison des réussites même de l'innovation telle qu'elle a été initialement pensée dans les cadres de la vision schumpéterienne ! De fait, la dynamique de renouvellement des produits et des services au sein de l'économie industrielle, pour ne parler que d'elle, engendre des effets qui appellent une approche éthique. Cette dynamique, c'est d'abord elle que je nomme "sauvage". On peut en juger par ses effets, très variés. Il y en a de bons, mais il y a aussi les mauvais.
Concernant ces derniers, qu'on en juge par cette liste, loin d'être exhaustive : course excessive à la performance dans toutes choses technologiques, financiarisation extrême des initiatives innovantes sans rapport avec l'économie réelle, dérive potentielle des technologies militaires mais aussi civiles (en matière par exemple de contrôle des populations et des salariés des organisations), exploitation des ressources naturelles légitimée par l'industrie high tech sous-tendue par des enjeux de souveraineté nationale, marchés de la consommation inondés de produits à l'obsolescence programmée, consommateurs mis en état d'addiction du fait des séductions exercées par ce renouvellement dans la qualité des produits et des services...
Autant d'effets qui, parce qu'ils mobilisent les "passions basses" de l'humanité, appellent un traitement éthique, c'est-à-dire une approche visant la définition d'une société, d'un rapport à l'environnement et d'une vie humaine désirables, car fondées sur des valeurs partagées et rationnellement défendables.
Mais quant à déterminer une réponse à la question "quelle éthique de/dans l'innovation ?", tout dépend d'abord par quel angle de vue on pose la question. Le type de réponse qu'on est susceptible d'obtenir est en effet très varié en fonction de ce positionnement initial en regard de ce que j'appelle "les mondes de l'innovation".
Du point de vue des concepteurs de l'innovation, quelle qu'elle soit, leur démarche s'appuie sur la puissance d'une énergie elle-même "sauvage", qui emprunte à quatre émotions fortes - et souvent combine les quatre : le désir de connaître, la passion d'inventer, la volonté de conquérir et la pulsion de s'enrichir. Quel principe éthique devrait venir limiter cette énergie, qui de toutes façons se trouve normalement régulée par les lois en vigueur ?
Et comme on sait l'innovation ne se commande pas : sans même parler des cas nets de sérendipité, personne en effet ne sait exactement pourquoi, à un moment, la proposition innovante "prend". Et c'est un troisième aspect de l'innovation sauvage : sa "sauvagerie" tient aux modalités de son émergence, au-delà de tout calcul et des recettes toutes faites. Il paraît difficile d'inscrire cette émergence du côté du type de régulation en finalité que propose la démarche éthique.
Et finalement, pour quelle raison en va-t-il ainsi ? Pourquoi donc le paradigme qui a succédé à celui de progrès apparaît-il fondamentalement déraisonnable, en tout cas du point de vue éthique ?
Parce que l'innovation renvoie à la capacité de l’imagination à réorganiser les besoins « réels » ou plutôt actuels des humains en les ouvrant à du possible, par définition non totalement prévisible, et en les réanimant par leur propre désir, par essence infini ou indéfini. Sur le plan anthropologique, l’innovation est fondamentalement nourrie par du désir. Ce qui la rend attirante et puissante est la conjonction, dans le cadre des sociétés ouvertes, de plusieurs formes de désirs certes différents (celui de ses promoteurs, comme je l'ai dit, mais aussi celui de ses consommateurs), mais qui tous relèvent de motifs intrinsèquement extrêmement vifs dans le cœur des êtres humains. Et sur le plan métaphysique, elle s’inscrit en regard du possible.
Cette double conjonction du désir comme moteur et du possible comme horizon apparaît fondamentale pour qualifier l’innovation dans ce qu’elle a de spécifique. Elle introduit à un ordre de fait irréductiblement complexe et indéniablement fascinant, susceptible de donner une impression de vertige à toute personne.
Vertigineuse, la notion d’innovation renvoie à la conjonction des différents désirs au sein des sociétés ouvertes, qui s’expriment sous la forme du goût irrépressible pour ce qui est (ou apparait) nouveau et s’inscrivent en regard d’une histoire humaine indéfiniment ouverte - c’est-à-dire ouverte sur l’indéfini, sur ce qui n’a ni bornes, ni formes, ni buts connus.
Et pourtant, cette innovation sauvage, il faut bien l'apprivoiser...