[Ce billet n°9 fait partie d'une série de courts textes qui vise à expliciter le propos de mon ouvrage à paraître : Innovations.Une enquête philosophique, Hermann, 2021]
La difficile question d'une éthique de/dans, ou en encore pour l'innovation, abordée dans le post précédent, trouve son véritable plan d'expression en regard des transitions contemporaines. Initialement conçue par Schumpeter en tant que théorie économique capitalistique, la notion d'innovation a fourni au système industriel un ressort fondamental. Elle se trouve à ce titre critiquée par les mouvements alter- et décroissants - tandis que le mot d'ordre "innovez !" a dépassé la sphère industrielle et envahi les autres, notamment celle de l’État et des collectivités territoriales, celle du management public.
A ce compte, l'innovation se voit légitimement accusée par les tenants d'un autre monde possible, celui qu'appelaient par exemple Jacques Ellul après le "bluff technologique" et Ivan Illich au nom de la "société conviviale".
Dans le même temps, toutefois, l'innovation s'est - pourrait-on dire - réinventée : les modes de génération du nouveau via les activités de créativité, par exemple, ont été utilisés en dehors de la sphère entrepreneuriale et industrielle. Adossée à de telles pratiques, l'innovation sociale désigne toutes les tentatives réalisées par des collectifs (professionnels, associatifs ou autres) visant à inventer par des voies "latérales" des solutions pour les problèmes dont la solution n'est pas réglementaire ni même prévisible. Les femmes et les hommes engagés dans l'innovation sociale, ainsi que je le montre dans mon enquête, réinventent leur existence collective en renouvelant le sens commun de leur activité.
D'un côté, l'innovation sociale caractérisée de la sorte peut désigner le "bricolage" que réalisent les collectifs aux prises avec des difficultés structurelles. Ainsi a-t-on vu, lors de la première vague de la crise sanitaire due à la pandémie de COVID-19 toutes sortes de détournements ingénieux des objets et des procédures pour faire face aux carences de matériels et pour augmenter l'efficience de l'action.
Mais cette acception de l'innovation sociale constitue son sens faible, et très ambigu : l'innovation sociale devrait donc compenser les angles morts des institutions en péril (hôpital, services sociaux, Armée, Université...) ? Quel marché de dupes - car jusqu'où cela serait-il concrètement possible ? Et comment cela serait-il politiquement souhaitable ?
D'un autre côté, l'innovation sociale envisagée de manière à la fois plus ambitieuse et plus approfondie me semble représenter un moyen de parvenir à une nouvelle institution imaginaire de la société : avec cette expression, Cornelius Castoriadis offrait dans son grand livre de 1975 une perspective renouvelante à sa propre critique de la société moderne. Toute société, écrivait le philosophe, se structure autour de pratiques socio-techniques étayées par des discours et des images qui orientent le psychisme. Ces discours-images et ces pratiques ne sont pas nécessairement alignés, ils peuvent être en contradiction.
Aujourd'hui, précisément, les représentations mentales qui étayent le discours de l'innovation débordent la sphère industrielle pour laquelle elle a été conçue, au point de receler des ressources susceptibles de la renverser. Il y a dans l'imaginaire convoqué par les expériences d'innovation sociale de quoi réinventer un monde commun.
Pour étayer cette hypothèse, il suffit d'observer le mixte de ferveur, d'originalité et de pertinence de ces expériences. Cela permet de reconnaître la force d'émancipation des collectifs dans leurs tentatives de réinventer leur propre activité. Dans ce cas, innover ne consiste pas à s'adapter, mais à réellement improviser, à savoir découvrir ou forger un sens nouveau au sein d'un projet commun.
Cette perspective donne même le vertige : les modes de génération du nouveau via la créativité, s'ils sont partagés, nourrissent une nouvelle forme d'innovation "sauvage", mais alors ce qualificatif désigne la capacité d'autonomie des collectifs : elle apparaît aussi imprévisible dans ses surgissements qu'intrinsèquement très grande.
En d'autres termes, l'éthique de/dans/pour l'innovation ne consiste pas à cesser d'innover, mais à le faire autrement : l'innovation étroitement conçue peut constituer une partie du problème que les sociétés contemporaines ont hérité de la modernité industrialiste et capitaliste ; l'innovation repensée ou plutôt réorientée constitue pour elles une partie de la solution.