Dans la collection "La Librairie des humanités" que l'Université Pierre Mendès France publie aux
éditions L'Harmattan (et dont je suis coresponsable), nous publions en cette rentrée la traduction (par Sylvie Pipari) d'un livre que je soutiens vivement du fait de ses grandes qualités. Sa
parution constitue donc un événement de la rentrée !
Il s'agit de La politique des Lumières. Constitutionnalisme, républicanisme et droits de l'homme : le cas Filangieri, et son auteur est Vincenzo Ferrone, Professeur d'histoire des idées
politiques à Turin.
Voici la préface que j'ai rédigée pour cet ouvrage, qui explique pourquoi c'est un livre très intéressant et même sûrement important...
(En résumé : l'histoire des idées politiques est une discipline qui, dès que l'on évite les raccourcis simpliste issus des manuels qui prédigèrent et surtout conformisent la pensée, devient
pour le lecteur (et à plus forte raison pour le philosophe) une source de méditation d'une exceptionnelle richesse. Filangieri : "le chaînon terriblement
manquant".)
Filangieri, le « chaînon manquant » ?
L’ouvrage du Professeur Vincenzo Ferrone dont nous faisons paraître la traduction ne manquera pas de susciter l’intérêt de quiconque étudie l’histoire des idées
politiques modernes, mais son relief apparaîtra pleinement aux lecteurs attirés par l’énigme de l’évolution de la pensée révolutionnaire. Il concerne en effet une période cruciale – celle qui
correspond à la transformation des idées engendrées par la philosophie des Lumières, puis dynamisées par le tourbillon de la Révolution Française, enfin bouleversées par les suites de celle-ci.
Surtout, la version française de ce livre déjà consacré par la critique italienne nous a semblé s’imposer dans un contexte national tel que le nôtre : pour le public français, l’auteur dont
l’étude constitue le cœur de cet ouvrage, Gaetano Filangieri, pourrait bien représenter le « chaînon manquant » d’une évolution théorique allant des modèles révolutionnaires issus de la
culture des Lumières (Rousseau, Mably) aux élaborations du libéralisme qui suivirent les épisodes politiques postérieurs au 9 Thermidor de l’an II (Constant, Madame de Staël, Guizot, et bientôt
Tocqueville). De fait, la production hexagonale consacrée à cette importante transformation demeure rare, au point que l’on ne comprend pas toujours ce que les auteurs du second moment, trop vite
catalogués comme de purs libéraux, entendirent conserver de la mentalité des Lumières aussi bien que de son pouvoir de reconfiguration des mœurs[1].
Filangieri (1752-1788), grand constitutionnaliste, une des gloires de la culture napolitaine, est l’auteur de La Scienza della legislazione, monument de théorie de la législation en cinq
livres qui fut un véritable best-seller dans l’Europe savante de la fin du XVIIIème siècle. Or, dès l’origine, la réception française de ce chef d’œuvre des « Lumières
tardives » se trouva en quelque sorte biaisée par la lecture qu’en fit Benjamin Constant dans son Commentaire publié en 1822 et 1824[2]. Ce dernier adopta d’ailleurs une attitude ambiguë, à la fois admirative et critique, dont l’effet fut de déformer passablement
les thèses de l’auteur napolitain. En voulant réfuter Filangieri, ainsi que le montre Vincenzo Ferrone, Constant tenta une sorte de retour en arrière qu’il maquilla en innovation : il prôna
en effet pour la société française des années 1810-1815 les vertus d’une forme de constitutionnalisme « à l’anglaise », à la manière ancienne de Montesquieu, tandis que, de son côté,
La Science de la législation avait réalisé un tour de force d’une toute autre ampleur. Loin que son entreprise se résume à une version du dirigisme constitutionnel et de l’égalitarisme
supposés par Constant typiques du rousseauisme, Filangieri avait réussi à retrouver dans l’œuvre fondatrice de Locke de quoi réfléchir les acquis de la période révolutionnaire, qu’il considérait
dans sa pleine extension[3].
Une telle position, voudrions-nous souligner, engage deux types de problèmes distincts et complémentaires.
D’une part, en s’inscrivant dans le mouvement d’effervescence qui avait gagné tous les intellectuels en Europe, le constitutionnaliste napolitain avait minutieusement examiné les différentes
phases du processus de la Révolution américaine, épisode précurseur des événements français en ceci qu’il recelait des expériences toutes différentes de celles qui avaient conduit, à
l’issue des années 1650-1690, à la mise en œuvre (et à l’installation durable) du modèle anglais. Dans ces conditions, Locke est lu comme l’auteur ayant affronté, contre le féodalisme et le
patriarcalisme, la question cruciale pour la modernité du rapport entre dominium et imperium, entre propriété et souveraineté[4]. Après Montesquieu, Rousseau et Kant, Filangieri s’inscrit par conséquent dans la série des auteurs ayant progressivement
déterminé et déjà contribué à réaliser ce qu’on pourrait nommer le programme des modernes dans les domaines de la morale, du droit et de la politique.
D’autre part, l’œuvre lockienne est appréhendée par Filangieri en tant que promotrice des droits de l’Homme : l’objectif de la Science de la législation revient alors à proposer un
système de législation complet susceptible de consacrer constitutionnellement le primat de ces droits, ou, exprimé dans les termes de V. Ferrone, de « formuler les critères, les modalités,
le plan technique et juridique d’une nouvelle science de la législation vraiment cosmopolite et inspirée des Lumières, élaborée en fonction du respect des droits de l’Homme »[5]. Or, l’entreprise de constitutionnalisation des droits de l’Homme représente encore de nos jours une tâche théorique de première
importance. Si bien que, aperçue sous cet angle, l’œuvre de Filangieri est l’une des toutes premières capables de démentir la critique adressée au jusnaturalisme moderne par un auteur tel que Leo
Strauss, qui remettait en question la possibilité même, pour l’individualisme moderne, de concevoir quelque chose comme le droit naturel[6]. Le Napolitain doit également être considéré, de ce fait, comme le précurseur de ces juristes et philosophes du droit qui, à
l’époque contemporaine, veulent établir que les droits de l’Homme n’ont pas besoin d’être métaphysiquement fondés pour valoir comme principes juridiques efficaces[7].
Dans les deux cas, on saisit donc combien Filangieri retourne en quelque sorte la pensée de Locke contre sa captation libérale, ou du moins, et la nuance est évidemment
importante, contre une acception étroitement idéologique du libéralisme. Et par là il nous convainc qu’elle recèle des ressources pour penser au-delà de « l’individualisme
possessif » dont elle est pourtant un des piliers, notamment en revenant sur le rapport intime qu’entretiennent aussi bien pour la philosophie morale que pour la théorie politique les
notions d’intérêt, d’identité personnelle, de propriété privée et de personne juridique[8].
A la croisée des deux perspectives, de plus, on notera combien le statut de la publicité joue un rôle cardinal dans le projet de la Science de la législation : la tâche à
laquelle s’est attelé le juriste napolitain consiste en une reconfiguration de l’espace public pensée à la fois d’après le canon anthropologique de la personne humaine porteuse de droits
fondamentaux et en fonction de la nouvelle donne des sociétés européennes issues des Révolutions. A cet égard, le fait que, lors de sa parution, le livre IV de l’ouvrage connut un remarquable
succès auprès du public, constitue en quelque sorte le signe de sa profonde pertinence philosophique : ce livre développe une ample réflexion consacrée à la réforme de
l’éducation[9]. Les trois parties dont il est composé proposent successivement un examen des types de mesures éducatives qui, dans une société
réellement soucieuse de former le jugement des citoyens, seraient nécessaires aux divers âges de la vie ; une analyse des passions susceptibles de contribuer à la qualité de l’esprit
public ; enfin ce qu’on pourrait identifier comme le projet d’une hiérarchie des Facultés, au sein d’une organisation rationnelle de l’instruction publique. Filangieri poursuit de la sorte
l’œuvre d’un Condorcet[10], dans la double conviction que l’ignorance conditionne la servitude et que, inversement, un citoyen éduqué est fondé à défendre
lui-même sa liberté. Ce faisant, le Napolitain adapte la vieille ambition républicaine au projet des modernes : doter le peuple de la culture civique nécessaire pour affirmer la liberté,
c’est-à-dire lui donner les moyens d’agir sur sa destinée collective. Ainsi, son entreprise, parce qu’elle contribue à la mise en œuvre concrète des principes de la société démocratique, mérite
pleinement le nom de « politique des Lumières », selon le titre choisi par l’auteur pour l’édition française de son livre.
Dans le même temps, on remarquera que le livre de V. Ferrone constitue une recherche intéressante pour le public français en ceci qu’elle plonge le lecteur dans l’extraordinaire ambiance de la
culture napolitaine, dont La politique des Lumières restitue une époque importante. Des travaux de grande qualité menés ces dernières années ont quasiment fait de Giambattista Vico (dont
Filangieri avait confessé à Goethe, selon le témoignage de celui-ci, se sentir l’héritier direct) un auteur familier des lecteurs français[11]. Il n’existe presque rien sur Antonio Genovesi (1713-1769) et sur Francesco Mario Pagano (1748-1799), deux auteurs majeurs de
l’Illuminismo napolitain dont V. Ferrone nous présente la figure et les œuvres. Ferrone démontre en particulier comment une somme telle que la Scienza della legislazione
représente tout autant le chef d’œuvre d’un auteur que le produit d’un milieu intellectuel complexe. Ainsi la compréhension exacte de La Science de la législation serait-elle incomplète
sans que l’on garde à l’esprit qu’elle constitue une réponse au Projet de constitution pour la république napolitaine que Pagano avait proposé en 1799[12]. Et dans un cadre élargi, il est nécessaire de prendre en compte la manière dont Filangieri entendait dialoguer avec Sieyès, qui
représente en quelque manière son équivalent français – selon un rapprochement en tout cas manifeste du point de vue de l’ambition intellectuelle : produire une pensée moderne de la norme
capable d’intégrer le souci des Anciens quant à la vertu civique.
En ce sens, le livre de V. Ferrone gagne à être considéré d’un point de vue épistémologique, et cela sous un angle double. Il se présente d’abord dans cette dimension comme une remarquable synthèse d’histoire des idées culturelles, morales et politiques, registre de savoir dans lequel la France – parce que notre tradition nationale, sans même avoir une conscience nette de ce tropisme, a toujours eu tendance à essentialiser les concepts ? – a toujours subi un certain retard méthodologique, d’autres auteurs l’ont constaté[13]. Il nous invite ensuite à réfléchir à ce que désigne, pour une œuvre de pensée, son contexte, ce qui signifie à la fois les conditions multiples et toujours en partie mystérieuses de sa genèse (le contexte d’apparition de l’œuvre), aussi bien que la faculté manifestée par cette œuvre d’agir sur certains aspects de la réalité (son contexte d’expression).
Pour achever cette présentation, nous voulons insister sur un point qui nous semble capital pour la théorie politique normative aujourd’hui : la réflexion de V. Ferrone sur Filangieri invite
enfin à revenir dans le temps présent, en ce qu’elle conduit à nous interroger sur la signification même d’une politique inspirée par l’exigence des Lumières. Quelles sont, dans une démocratie
contemporaine, les ressources de l’entreprise constitutionnelle ? Plus précisément formulé, que peut sur les mœurs de citoyens la création de lois favorables à l’émergence d’un esprit
public ? Et dans le fond ce livre nous explique comment, dans la voie constitutionnelle qu’il avait choisie, Filangieri s’était engagé afin de traiter ce qui allait rapidement devenir un cas
d’école de la théorie normative contemporaine : poursuivre la tâche des Lumières en dépassant l’opposition entre le libéralisme et le républicanisme, certes pertinente en apparence, mais
finalement dangereuse car susceptible, en les sédimentant comme des idéologies figées, de dresser l’un contre l’autre les deux discours de référence de la modernité politique. La qualité de cet
ouvrage réside donc également dans la perspective de travail à laquelle il nous convie pour notre temps – réunir enfin les deux concepts de la liberté.
[1] Echappent à ce reproche les travaux qui, depuis quelques années, se sont consacrés à l’étude du groupe de Coppet : voir par exemple Françoise Tilkin (dir.), Le groupe de Coppet et le monde moderne. Conceptions, images, débats (actes du VIème Colloque de Coppet, Liège, 1997), Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l'Université de Liège, Fascicule CCLXXVII, Genève, Librairie Droz, 1998 ; Lucien Jaume (dir.), Coppet, creuset de l’esprit libéral, Paris, Economica/Aix-en-Provence, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2000. Le rapport entre les deux moments est souvent envisagé en France à la lumière de la filiation entre les Idéologues et le groupe de Coppet, cf. à cet égard le dossier d’études paru dans la Revue française d’Histoire des Idées Politiques, n° 18, 2003 : « Les Idéologues et le groupe de Coppet ».
[2] Benjamin Constant, Commentaire sur l’ouvrage de Filangieri, Paris, P. Didot, 1822-1824, 2 volumes ; une édition récente du Commentaire a paru aux éditions Les Belles Lettres en 2004, avec une préface d’A. Laurent.
[3] Voir infra, La politique des Lumières, chapitre X : « Constant le libéral contre l’homme des Lumières Filangieri : deux interprétations de la modernité face à face ». Sur les relations théoriques entre Filangieri et Constant, cf. également Antonio Trampus, « Filangieri et Constant : constitutionnalisme des Lumières et constitutionnalisme libéral », Annales B. Constant, n°30-2006.
[4] Voir à ce propos Jean-Fabien Spitz, « Imperium et dominium chez Locke », Droits, 22, 1995, p. 27-38, ainsi que l’Introduction de Franck Lessay à son ouvrage Le débat Locke-Filmer, Paris, PUF, 1998, p. 1-142, particulièrement p. 60-86.
[5] La politique des Lumières, p. 118.
[6] Cf. Leo Strauss, Natural Right and History [1953], trad. Droit naturel et histoire par M. Nathan et E. de Dampierre, Paris, Plon, 1954 ; Flammarion, « Champs », 1986.
[7] Voir à ce propos Norberto Bobbio, L’età dei diritti [1990], trad. partielle sous le titre Le futur de la démocratie par J.-L. Pouthier, Paris, Le Seuil, 2007, en particulier chapitres I et II, p. 33-69.
[8] Cf. Crawford B. Macpherson, La théorie politique de l'individualisme possessif, de Hobbes à Locke [1962], trad. Michel Fuchs, Paris, Gallimard, 1971 (rééd. « Folio Essais », 2004, avec une postface de Patrick Savidan) ; ainsi que Robert Castel et Claudine Haroche, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi : entretiens sur la construction de l'individu moderne, Paris, Fayard, 2001.
[9] Cf. Gaetano Filangieri, La Scienza della legislazione, édition critique sous la direction de Vincenzo Ferrone, Venise, Centro di Studi sull’Illuminismo europeo « G. Stiffoni », 7 vol., 2003. Le Livre IV intitulé « Des lois qui concernent l’éducation, les mœurs et l’instruction publique » occupe le volume 5 de cette édition (volume édité par Paolo Bianchini).
[10] Cf. Jean-Antoine-Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet, Cinq mémoires sur l’instruction publique [1791] et le Mémoire sur l’instruction publique [1792], édition de Charles Coutel et de Catherine Kintzler, Paris, Flammarion, « GF », 1994.
[11] Voir par exemple la traduction de la Science nouvelle par Alain Pons (Paris, Fayard, 2001), et également : Olivier Remaud, Les archives de l’humanité. Essai sur la philosophie de Vico, Paris, Le Seuil, 2004 ; André Tosel (dir.), « La Scienza nuova de Giambattista Vico », Noésis, n°8-2005.
[12] Œuvre constitutionnelle dont V. Ferrone a d’ailleurs dirigé la récente édition critique : voir Progetto di costituzione della Repubblica Napoletana presentato al Governo Provvisorio dal comitato di legislazione, a cura di Federica Morelli e Antonio Trampus, Introduzione di Anna Maria Rao, Venise, Centro di Studi sull’Illuminismo europeo « G. Stiffoni », 2008.
[13] Voir par exemple à ce propos les fines remarques de Zeev Sternhell dans l’Introduction de son ouvrage Les anti-Lumières. Du XVIIIème siècle à la guerre froide, Paris, Fayard, 2006, p. 34-39.