Sur son blog écologique associé au Monde, Audrey Garric nous apprend que la Suède est aujourd’hui dans l’obligation d’importer des déchets du fait que ses capacités de recyclage sont
maintenant supérieures à sa production nationale de déchets :
Ce bel article possède une réelle profondeur, et je voudrais dire pourquoi. Il nous suggère qu’il est essentiel de se pencher sur le
déchet. En effet, rien moins que l’ontologie, l’éthique et la politique s’y jouent.
Ontologie : dans un ouvrage très suggestif (Des détritus, des déchets, de l’Abject. Une philosophie écologique,
Synthélabo/Les Empêcheurs de penser en rond, 1997), François Dagognet avait commencé à fonder l’abjectologie, science philosophique des êtres dégradés, dégoûtants et insignifiants,
classe incluant les détritus et les déchets, les objets cassés et les emballages. Le geste philosophique qu’il instituait visait à substituer au « catharisme » de l’ontologie dominante
(variante du platonisme appliquée à la matière, ou désir du « pur ») une attitude résolument leibnizienne (puisque l’auteur de la Monadologie considérait que chaque portion de
matière « peut être conçue comme un jardin plein de plantes et comme un étang plein de poissons »). La matière usée et dégradée regorge d’être. Il faut apprécier la puissance de ce
geste, sa pertinence pour une ontologie enfin totale.
Ethique : s’il faut se méfier de ce qu’induisent les hiérarchies fondatrices, c’est que l’infâme et le sale ont une telle
mauvaise réputation qu’elle en apparaît au final bien suspecte. On se souvient de la fine analyse de Jean-Pierre Vernant, qui remarquait dans « Le pur et l’impur », à propos des goûts
et des dégoûts en Grèce ancienne, ce que recouvrent les dévalorisations culturelles en termes de tabou : « le dégoût physique de ce qui est senti comme sale traduit en même temps le
crainte religieuse d’un contact interdit » (Mythes et sociétés en Grèce ancienne, Point Seuils, 1992, p. 132). Mais accepter le sale, considérer l’impur, ce n’est pas seulement
dépasser certains conditionnements implicites, ni voir les choses au-delà de la manière dont on nous les a montrées, c’est aussi se mettre de plain-pied avec l’existence dans sa finitude. La
véritable libération commence lorsqu’on met un terme à la recherche suspecte du sublime et qu’on considère les choses dans leur dynamisme même. Pour qui cherche la sagesse, il y a parfois plus
d’intérêt à considérer l’évolution du tas de compost familial qu’à demeurer enfermé dans sa bibliothèque.
Politique : le mode de vie impliqué par les nouvelles pratiques écologiques nous donne à penser sur la valeur des choses. Les
déchets de la consommation constituent aujourd’hui une source d’énergie – sorte de revanche de la matière seconde sur la première – et cela modifie certaines évidences liées au mode de vie
industriel. Dans tout objet produit par l’homme, nous dit Marx, il y a un rapport social, c’est-à-dire qu’on peut y lire à la fois la relation entre l’homme et la nature via la technique, et le
rapport de force qui s’institue entre ceux qui produisent et ceux qui exploitent la production. L’objet renvoie à une double coupure : celle, fondatrice, de l’humanité avec la nature et
celle, instituée par le régime capitaliste de production, entre les hommes. Concernant la première, tout se passe comme si le recyclage engageait l’humanité dans une réconciliation avec
l’environnement naturel, du fait qu’il limite la surexploitation de ce dernier en ressources énergétiques. Mais concernant la seconde, pour l’heure la réalité dément un tel espoir :
les nations développées ont mis en place un véritable business de leurs déchets toxiques à destination des pays en voie de développement. L’article d’Audrey Garric, qui suggère comment le
commerce du sale est amené à se développer dans les années futures, nous invite à prendre en compte ce dernier aspect : dans la modernisation du traitement des déchets se jouent des
réorganisations sociales et politiques fondamentales. L’innovation ne sera complète (et réelle) que dans une vue globale des enjeux humains et du rapport des forces en présence.
En photo : "Des hommes nagent près d’un tas d’ordures à Sidon, Liban" (http://traces.rmc.fr/582032/Poubelle-la-Terre/)