« Si un être humain perd son statut politique, il devrait, en fonction des conséquences inhérentes aux droits propres et inaliénables de l’homme, tomber dans la situation précise que les déclarations de ces droits généraux ont prévue. En réalité, c’est le contraire qui se produit. Il semble qu’un homme qui n’est rien d’autre qu’un homme a précisément perdu les qualités qui permettent aux autres de le traiter comme leur semblable. […]
Si le drame des tribus sauvages est de vivre dans une nature brute qu’ils ne savent pas maîtriser, mais dont la générosité ou le dénuement décide de leur subsistance, et qu’ils vivent et meurent sans laisser aucune trace, sans avoir contribué d’aucune manière à un monde commun, alors ces gens sans-droits sont réellement rejetés dans un étrange état de nature. Certes, ils ne sont pas barbares ; de fait, certains d’entre eux appartiennent aux couches les plus cultivées de leurs pays respectifs ; néanmoins, dans un monde qui a pratiquement éliminé la sauvagerie, ils apparaissent comme les premiers signes d’une possible régression par rapport à la civilisation.
Plus une civilisation est développée, plus accompli est le monde qu’elle a produit, plus les hommes sont à l’aise dans le domaine de l’invention humaine – et plus ils seront sensibles à quelque chose qu’ils n’ont pas produit, à tout ce qui leur est simplement et mystérieusement donné. Pour l’être humain qui a perdu sa place dans une communauté, son statut politique dans les luttes de son époque, et la personnalité juridique qui fait de ses actes et d’une part de sa destinée un tout cohérent, seules subsistent des qualités qui ne peuvent d’ordinaire s’articuler que dans le domaine de la vie privée, et qui doivent demeurer imprécises, au rang de la stricte expérience vécue, dans toutes les conditions d’intérêt public. À cette existence réduite, c’est-à-dire à tout ce qui nous est mystérieusement accordé de naissance et qui inclut la forme de notre corps et les dons de notre intelligence, répondent seuls les imprévisibles hasards de l’amitié et de la sympathie, ou encore la grande et incalculable grâce de l’amour, qui affirme avec saint Augustin : « Volo ut sis » (« Je veux que tu sois »), sans pouvoir donner de raison précise à cette affirmation suprême et insurpassable. »
Les Origines du totalitarisme, tome 2 : L’impérialisme,
chapitre 9 : « Le déclin de l’Etat-nation et la fin des droits de l’homme »,
Gallimard, 2002, p. 604-605.
En guise de complément au cours public sur Arendt dont j’ai présenté l’introduction hier soir (informations précises sur ce cours ici :http://societealpinedephilosophie.over-blog.com/article-cours-public-sur-hannah-arendt-113144637.html), je voudrais donner ce texte à lire. En effet, cet extrait rend bien compte du style et du propos de la philosophe : tandis que son écriture pèse le pour et le contre de chaque situation humaine, elle affirme des thèses puissantes et en tire des conséquences fortes pour notre temps.
Nuances dans le regard : la vie affective des hommes, dans l’amitié, dans la sympathie et plus encore dans l’amour, repose sur une sorte de miracle qui adresse les uns aux autres des humains singuliers et isolés. L’amour, particulièrement, exprime cette grâce injustifiable et inexplicable par laquelle un être consacre son énergie pour qu’un autre soit, sans demande spéciale de retour. Mais pour riche qu’elle soit, cette vie affective ne suffit pas à faire une existence humaine complète.
Thèse classique rappelée : comme l’ont dit les auteurs grecs (et en tout premier lieu Aristote), la condition humaine est politique, et pas seulement privée. Quand bien même on mènerait une vie privée exaltante et pleine de plaisirs, elle ne serait pas complètement humaine. Précisément, la « vie » des affects et des relations utilitaires ou intéressées, parce qu’elle relève des impératifs de la nature, n’est pas encore une « existence ». Pour ek-sister, précisément, il est nécessaire d’évoluer par le langage, par l’intelligence et par l’action sensée, dans le monde cultivé des sociétés humaines. Il est nécessaire de se tenir hors de soi, de se porter au-devant de l’autre.
Intuition de la situation dramatique de l’époque contemporaine : des hommes privés de la condition politique, même s’ils semblent protégés par la doctrine des droits de l’homme, perdent une partie de leur humanité – et une société qui, d’une manière ou d’une autre, prive les citoyens de leurs droits de cité (dont l’expression est d’abord critique : leur droit est de dire en quoi ils ne sont pas d’accord avec ce qui se passe dans la société) court le risque d’engendrer une nouvelle forme de barbarie.
Une injonction philosophique remarquable pour notre époque où les artifices technologiques sont de plus en plus intégrés à la vie sociale, économique et politique (voir par exemple les algorithmes qui prennent des décisions financières ou autres), et de plus en plus incorporés, et même en voie d’assimilation neurologique. Arendt nous dirait que quand bien même ces artifices nous aideraient à décider de nos actions individuelles et collectives, et quand bien même ils stimuleraient nos émotions de manière intense, voire profonde, ils ne constituent pas une raison de délaisser le monde de la culture et de l’existence politique, ni de s’exonérer du mode de vie relationnel dans lequel l’autre n’est pas moi, me fait face et objecte éventuellement ses raisons contradictoires aux arguments que je voudrais lui imposer.