En revenant sur le Forum 4i qui s’est tenu la semaine passée à Grenoble autour de la thématique « Mobilité intelligente. Usages et innovations » (http://www.forum4i.fr/site/), je reprends les grandes lignes de mon intervention à la table ronde.
La mobilité apparaît comme une réalité sociale et technique qui recouvre des enjeux industriels majeurs, mais aussi comme un véritable droit de l’homme et des citoyen(ne)s. Elle a en effet joué un rôle considérable, en tant que vecteur d’autonomie (physique et mentale) pour de très nombreuses personnes et moyen d’émancipation pour de nombreux groupes de la population, à commencer par les femmes qui ont acquis leur liberté en même temps qu’elles revendiquaient leur droit à la mobilité. On oublie trop souvent que la constitution moderne de l’identité sur les plans philosophique, moral et juridique s’est opérée au même moment que la révolution industrielle, et avec l’indispensable aide des techniques modernes de déplacement.
Il s’agit d’un droit sans cesse revendiqué, mais pourtant en grande partie impensé. Quelles réalités recouvre-t-il dans la société de l’information et de la communication ? Et ce type de société qui fut lui aussi dessiné par la modernité du XVIIIème siècle sous la forme de la « société des Lumières », quelles modifications la globalisation, comme interconnexion généralisée, lui a-t-elle apporté ? Née « intelligente », car née avec l’intelligence que l’homme moderne a revendiquée de lui-même, en quoi la mobilité d’aujourd’hui – qui paraît de plus en plus vouée à l’automaticité – est-elle différente ? Si elles semblent historiques, ces questions ne regardent pas le passé, mais interrogent le présent.
La mobilité intelligente représente en effet un cas d’espèce pour l’innovation aujourd’hui. Qui, en effet, a les clefs pour innover en matière de mobilité ? Le triptyque constitué par les inventeurs, les investisseurs et les industriels ? Les pouvoirs publics, en charge de la nécessaire mais difficile définition de l’intérêt général en matière de mobilités ? Ou…cet être hybride : l’usager-consommateur-citoyen ? Parce qu’il doit gérer des conflits intimes de représentations et de valeurs, ce dernier – qui est chacun de nous ! – apparaît littéralement fascinant. Si l’on veut penser la mobilité intelligente avec ou à partir des usages, nul doute qu’il est amené à jouer un rôle fondamental. En d’autres termes, il convient de favoriser les modèles de coconception, codéveloppement et peut-être même de coinvestissement. La mobilité intelligente durable est nécessairement partagée ! En tout étant de cause, la diversité des solutions constitue un indéniable atout pour la mobilité innovante.
Je voudrais aussi insister sur un point, qui concerne le rapport entre la mobilité et les usages. Il convient de saisir ceux-ci dans leur profondeur. Qu’on le veuille ou non, elle est abyssale. Nous nous situons en effet à une époque étrange où tout se passe comme si, pour ses déplacements individuels, chacun de nous avait à décider de problèmes cruciaux – et qui à l’évidence le dépassent infiniment – tels que :
- le problème de l’énergie et de la motorisation dans un contexte post énergies fossiles : au triple titre d’usager des services publics de mobilité, de consommateur-client, et de citoyen éco-responsable, quel type de moteur adopter pour mes déplacements ?
- la réalité de la mobilité connectée, dans la relation entre automaticité des régulations et liberté individuelle : quel choix dois-je faire en validant ou en refusant par mes achats de véhicules ou de services de déplacement les solutions plus ou moins automatiques ?
- le questionnement sur la décision publique devant peut-être assumer, au défi des logiques classiques d’acceptabilité, des orientations impopulaires concernant les choix de mobilité (c’est ce que j’ai nommé dans une intervention récente au CEVIPOF l’hypothèse de la « raison d’Etat environnementale ») : en tant que citoyen et à plus forte raison responsable politique, quelle part doit-on accorder à l’auto-organisation du système des mobilités ?
Mais ce n’est pas tout. Qu’est-ce en effet qu’un « comportement de mobilité » ? Aujourd’hui, la littérature sociologique, pourtant abreuvée d’enquêtes de toute sorte se basant sur ce concept-cadre, remet en question sa clarté et son évidence. Ce qui engage des questions considérables du point de vue épistémologique mais aussi politique : quelle intelligence a-t-on exactement de la (et de sa propre) mobilité ? Dans cette seule question se fait jour toute la complexité des humains toujours « situés », aux prises avec des conflits de représentations et de valeurs…avec lesquels les industriels, les inventeurs et les investisseurs doivent composer. Car les marchés émergents de mobilité intelligentes de demain ne se situent pas, là encore qu’on le veuille ou non, en dehors de tels conflits de représentations et de valeurs.
Il est temps de réinvestir des concepts plus lourds que la coquille vide « comportement de mobilité », dont on a cru avec une certaine innocence qu’elle allait fournir des photographies nettes de ce que les individus étaient prêts à consommer en termes de solution de mobilité (dans une conception de l’acceptabilité comme « fourgabilité », comme dit un de mes amis qui se reconnaîtra !). Il est temps de repenser la subjectivité de l’humain mobile. Vaste tâche, mais je peux également dire ceci : nous nous y employons, étudiants et enseignants-chercheurs de Grenoble Institut de l’Innovation (http://g2i.upmf-grenoble.fr/), voués à réfléchir l’innovation à travers les apports des sciences humaines et sociales. Et à cet égard, les concepts phénoménologiques d’intentionnalité et de constitution d’un « monde », s’ils semblent pertinents pour toutes questions technologiques, acquièrent vis-à-vis de la mobilité une importance considérable. Pour employer les termes de Heidegger, il convient en effet de repenser dans ses nouvelles conditions la spatialité du Dasein !
C’est à ce niveau d’interrogation littéralement philosophique que se pose la question de l’intelligence de la mobilité (au sens technologique du terme cette fois) ; aujourd’hui, de fait, personne ne sait où se situe exactement (et mieux encore : où doit se situer, de manière principielle) l’intelligence de la mobilité. Doit-on la loger dans le rapport entre l’homme et sa machine mobile ? Entre véhicules se déplaçant ? Entre les infrastructures et les véhicules ? A partir d’une autorité de régulation centralisée ? Ou bien…à tous les niveaux simultanément, mais au risque de quelle cacophonie et de quels incidents ? Quelle hiérarchie des normes (pour parler comme les juristes) adopter en matière de mobilité intelligente ?
Nous ne pouvons espérer répondre à de telles questions que si nous reconnaissons le fait que les usages, qui conditionnent les mobilités de demain, sont eux-mêmes sous-tendus par certaines causes. Or, ces causes, ce ne sont pas seulement les contraintes qui pèsent sur les usagers (il faut en effet opérer jusqu’au bout la révolution mentale qui nous permettra de sortir des fausses évidences en termes de comportements de mobilité). Ainsi que je l’ai déjà laissé entendre plus haut, les usages sont largement conditionnés par des représentations. Celles-ci sont à la fois conscientes (les concepts ou idées dont chacun se sert pour réfléchir avant d’agir) et inconscientes (les imaginaires plus ou moins structurés qui œuvrent en sourdine dans nos propres choix…et dont abusent les publicitaires !).
Compte tenu du poids des secondes sur les premières, quelle éducation à la mobilité faut-il aujourd’hui proposer à l’usager-consommateur-citoyen? Il est nécessaire de responsabiliser sans stigmatiser et par là il sera possible de…réenchanter la mobilité ! Peut-être que le développement des modes de simulation ouvre une voie fondamentale pour une telle entreprise. J’ai la conviction qu’une autre voie, décisive, passe par les retours d’expérience collectifs permettant de franchir des seuils de conscience. L’enjeu d’une telle démarche éducative peut être décelé dans la capacité que chacun de nous a à devenir réellement l’auteur de sa mobilité. Et à cet égard, pour suggérer une piste par rapport aux questions posées plus haut, sans doute que l’interface Homme-Machine peut faire fonction d’aide à la décision dans la mobilité connectée pour un individu contemporain moins que jamais disposé à abdiquer sa propre liberté pour les actes qu’il réalise au quotidien.
Il ne s’agit rien moins que de trouver les formules permettant de développer un nouvel imaginaire. A ce propos, je voudrais terminer mon intervention par l’évocation de cette expérience collective que nous réalisons dans le cadre de l’Atelier de l’imaginaire de Grenoble©*. Pour obtenir ces représentations mentales de nous-mêmes claires et distinctes dont nous avons besoin aujourd’hui, il s’agit d’inventer les nouveaux protocoles d’expérience collective (ancrés dans les territoires) qui nous permettront de définir les mobilités intelligentes en comprenant qui nous sommes en matière d’imaginaire, de conception et d’action de mobilité.