A propos de Georges Amar, Aimer le futur. La prospective, une poétique de l’inconnu, FYP Editions, 2013, 166 p.
« L'art de la prophétie est extrêmement difficile, surtout en ce qui concerne l'avenir. »
Mark Twain
C’est parce que le dernier livre de Georges Amar porte le titre énigmatique Aimer le futur qu’il nous intéresse. Grâce à cet ouvrage qui se présente sous la forme d’un recueil d’aphorismes et de textes un peu plus développés, Amar, expert reconnu en prospective de la mobilité urbaine, à la fois philosophe et artiste, nous transmet une forme d’émotion particulière. Comment traduire cette dernière ?
Elle repose d’abord sur la décision de considérer la prospective comme une discipline intellectuellement impossible : prévoir le futur s’avère extrêmement délicat, comme une tentation sans cesse vouée à l’échec, car la plupart du temps ce qu’on prédit ne correspond qu’à nos propres projections (autant dire à celles de nos limites) et le futur sera radicalement différent de nos prévisions. Un autre écueil consiste à croire qu’on peut se passer d’imaginer l’avenir en innovant « à tour de bras s’embarrasser de discours et d’états d’âme : l’avenir n’est pas à produire, à construire, à inventer ! » (p. 42). Cette attitude fréquemment observée repose sur une conception purement instrumentale de la réalité, amplifiée par l’angoissant essoufflement du système industriel européen (c’est-à-dire par l’inquiétude que notre forme dominante de vie est menacée), mais elle ne reflète que la forme rationaliste du nihilisme.
Ensuite, le problème qu’affronte Georges Amar apparaît fondamentalement philosophique en ce qu’il tient aux particularités de la condition humaine : notre existence ne peut en aucune manière être arrimée par la fixation du présent grâce à l’ancre du passé (et tant mieux car nous perdrions toute prétention à la liberté), et elle ne s’inscrit non plus dans un pur présent ni dans une totale ouverture au temps qui vient. Il est donc très difficile de dire « où » nous sommes : « le présent est-il l’intersection nulle et brillante de deux infinis ? Le futur et le passé sont-ils l’expansion du présent ? » (p. 35). Les limites sont donc floues, et la « connaissance adéquate » du futur, s’il en existe une forme accessible à l’homme, ne saurait être trouvée dans le calcul, si rigoureux soit-il, des potentialités qui gisent dans le présent. D’ailleurs ces potentialités, qui constituent en réalité tout ce qui n’est pas impossible, ne nous diraient rien de ce qui, dans son originalité, va advenir.
Ainsi Amar ne nous dit nullement dans son ouvrage ce que sera ni même ce que pourrait être notre futur, car tel n’est pas l’objectif qu’il poursuit. La finalité de sa belle méditation n’est pas assimilable à celle de ces grandes fresques « futurologiques » qui défraient régulièrement la chronique éditoriale, ce qui est d’ailleurs un signe de l’inquiétude des temps – je pense notamment au succès que connaissent régulièrement les ouvrages de Jeremy Rifkin, par exemple son livre récent (et d’ailleurs fort stimulant) consacré à The Empathic Civilization, paru en 2011[1].
C’est pourquoi la proposition de Georges Amar nous parle d’une forme d’émotion : si toute forme d’anticipation rationnelle repose sur une projection aussi maladroite que malheureuse, si nulle frénésie d’invention ne pourra jamais calmer notre inquiétude naturelle d’êtres temporels, si enfin le temps humain est impossible à stabiliser, comment malgré tout revendiquer une posture prospective ? C’est ici qu’il est question d’aimer le futur. Et les conditions de possibilité d’une telle attitude reposent sur une forme d’ouverture à la réalité. Cette ouverture, suggère Amar, est rendue possible par notre rapport à la langue – il s’agit pour l’auteur de nous montrer, verbe à l’appui pourrait-on dire, qu’une « poétique de l’inconnu » est possible et féconde. « La fonction du récit prospectif, écrit Amar, est de donner du langage. Du langage capable de raviver (de dérouiller) l’articulation des concepts et des choses. Car c’est cette articulation, lorsqu’elle n’est pas rigidifiée, qui est « riche en futur » […] Nous n’avons pas besoin de fascination mais de « langager » à nouveaux frais la pensée et le réel » (p. 108).
Or cette intention poétique porte une véritable éthique (de la connaissance) du futur. Il faut se garder d’interpréter la formule « Aimer le futur », en fonction d’une réminiscence camusienne, sur le mode du fameux « il faut imaginer Sisyphe heureux ». Amar ne nous dit pas que l’ouverture au futur est la condition de possibilité obligée de survie du présent. En nous invitant à dire des futurs, il nous permet d’adopter une attitude à la fois plus spontanée et plus complexe, il dessine une posture spécifique. Et au début de son ouvrage, l’auteur nous livre une importante clef en suggérant que par « amour du futur », il entend « un mode de connaissance qui ne sépare pas le sujet de l’objet, le concept de l’affect, qui ne dissocie pas connaissance et création » (p. 12). On dit de la sorte qu’Adam connut Eve, manière d’exprimer une ouverture à l’autre qui passe par l’acceptation charnelle de ce qu’il est et de ce que nous sommes (car pour se connaître charnellement, il faut se mettre à nu). Cette dimension charnelle n’est pas sans rappeler une autre éthique qui nous dispose à vivre des moments de béatitude terrestre[2]. Pour sa part, Amar établit les conditions d’une éthique dans, ou même de la connaissance du futur, car il s’agit de faire en sorte que, tout en s’essayant à le dire et en visant à en formuler une première forme de connaissance, ce dernier reste tout de même à venir :
« Si la prospective n’est pas un outil d’aide à la décision, qu’est-elle ? Elle rend le futur à la fois libre et pensable. Et ça, c’est pour le cœur ! Réduire l’angoisse du futur sans l’arraisonner ni l’édulcorer, c’est déjà beau, non ? La religion le fait aussi, à sa façon…Au fond, le futur est peut-être notre dernière vraie croyance. Nous croyons que demain sera. Espoir, ennui (répétition) ou terreur ? La prospective est une version du futur. Une version science-compatible, qui témoigne d’un amour lucide du futur. Et dont on puisse dire ce que René Char dit de la poésie : « Le poème est l’amour réalisé du désir demeuré désir. » Que la prospective soit l’amour réalisé du futur demeuré futur ! » (p. 112).
Amar nous dit en quelque sorte que le bon prospectiviste – à savoir, celui qui n’exerce aucune violence sur son objet de connaissance – est un amoureux de ce qui peut arriver. Cette émotion si douce et si importante qu’il nous transmet, c’est donc celle de l’accueil qu’il faut savoir faire à ce qui débute et qui a besoin de notre soin.
Capable de renaissances, le prospectiviste selon Amar est à jamais l’homme des premières fois. Si bien que pour lui, tel un amant de la liberté, « Le présent ne s’oppose à rien » (p. 35).
[1] Voir Jeremy Rifkin, Une nouvelle conscience pour un monde en crise. Vers une civilisation de l’empathie, traduit par Françoise et Paul Chemla, Paris, Les Liens qui libèrent, 2011/Babel 2012.
[2] « La béatitude n’est pas le prix de la vertu, mais la vertu elle-même : et cet épanouissement n’est pas obtenu par la réduction de nos appétits sensuels, mais c’est au contraire cet épanouissement qui rend possible la réduction de nos appétits sensuels », Spinoza, Ethique, livre V, proposition XLII et finale.