Présentation de l'atelier "Quelle(s) éthique(s) pour l'innovation ?" dans le cadre de l'école d'hiver en management de la créativité de Promising
(Grenoble, 20 mars 2019)
Depuis peu, on voit se multiplier les propositions d’évaluation éthique de l’innovation. Plusieurs compagnies proposent déjà, sur des sites dédiés, des services d’éthique appliquée à l’innovation : voir par exemple l'intéressant site suisse ethix présenté comme un « laboratoire d'éthique de l'innovation ».
Or il se trouve qu'on ne raisonne jamais, en éthique, à partir de rien, mais toujours à partir de standards de théorie morale cohérents et attestés dans la littérature philosophique. Précisément, quels standards de ce type se trouvent aujourd'hui mobilisés dans le champ de l’innovation ? Très fréquemment toujours les mêmes, à commencer par le paradigme conséquentialiste, le plus utilisé pour appréhender les cas d’usage soumis à l’évaluation éthique.
Qu’est-ce que le conséquentialisme ? Comme son nom l’indique, il s’agit d’une démarche qui détermine le caractère bon ou mauvais d’une intention ou d’une action en regard de leurs conséquences, à savoir de leurs effets observables et évaluables d’un point de vue donné, ce dernier pouvant varier. La démarche conséquentialiste a été baptisée, dans une contribution à la visée essentiellement critique, par la philosophe britannique Gertrude Elizabeth Margaret Anscombe (1919-2001) : dans son article « Modern Moral Philosophy » de 1958, Anscombe remarque que, faute de disposer d’un principe de jugement naturel ou d’origine théologique qui rendrait possible l’expérience personnelle du devoir, et parce qu’elle ne peut plus valider qu’une intention ou une action peuvent être dites en elles-mêmes bien ou mal, la philosophie morale en est réduite à spéculer (et selon elle de manière incertaine) sur les effets de ces intentions ou actions. Ainsi que le remarque Anscombe, si elle n’a pas été directement inventée et promue par l’utilitarisme, elle a tout de même préparée par lui, au fil d’une évolution qui part des recherches de John Stuart Mill et aboutit à celles de George Edward Moore via l’œuvre d’Henry Sidgwick. Est progressivement « acceptée pour être plutôt évidente l’idée que « l’action juste » signifie celle qui produit les meilleures conséquences possibles » (Anscombe 1958, trad. française 2008, p. 20).
Il faut contrer le risque d'enfermement de l'évaluation éthique de l'innovation dans le conséquentialisme !
L’approche typique de l’éthique conséquentialiste présente, pour les cas d’usage proposés par l’innovation, des avantages incontestables : elle permet de construire par le raisonnement une réponse de type éthique satisfaisante, de manière toujours adéquate à une situation donnée et, chose très importante en matière de diffusion de l’innovation dans la société, sans préjuger du résultat. Une des conséquences de cette adaptation facile et désormais commune est cependant que, dans cette démarche, certaines références deviennent des cadres presque incontournables de la réflexion. A cet égard, la manière dont on a traité une des innovations pour lesquelles, aujourd’hui, on invoque fréquemment la nécessité d’un traitement éthique, à savoir, le véhicule autonome (VA), est éloquente. Le recours massif au conséquentialisme a imposé le « dilemme du tramway », cette expérience de pensée particulière qui invite à des choix basés sur un calcul du coût létal, comme une sorte de référence obligée. Le succès du site du M.I.T. intitulé « Moral Machine », plate-forme expérimentale en ligne conçue pour explorer les dilemmes moraux des véhicules autonomes, qui invite à « jouer » au dilemme du tramway, repose en grande partie sur les séductions engendrées par ce type de calcul.
Tout se passe donc comme si le VA, ce symbole de l’innovation de rupture qui guette aujourd’hui le monde de la mobilité sous l’effet de l’adoption généralisée de l’IA, devait être éthiquement pensé par référence au dilemme du tramway. Pourtant, qu’est-ce que cet argument sinon un raisonnement non conclusif, et de ce fait, compte tenu des promesses qu'il distille, fallacieux voire pernicieux ? Il clarifie apparemment les options qui sont offertes, mais, en ne permettant jamais de dépasser la situation où le choix humain provoque un certain nombre de décès, le conséquentialisme (en tout cas sous la forme extrémiste du dilemme du tramway) est contre-performant car vecteur de désespoir. Lorsqu'il adopte cette forme, ne se présente-t-il pas, avec une sorte de méchante ironie toute britannique à l’égard des efforts humains pour sortir du cercle de la décision létale, comme un sophisme tragique ?
C'est possible en pluralisant les formes d'éthique pour évaluer l'innovation
L’intention qui préside à notre atelier d’éthique de l’innovation dans le cadre de Promising vise justement à sortir de cette situation. Comment cela ?
D’abord, au lieu de s’enfermer dans le seul paradigme conséquentialiste, en mettant en valeur la pluralité des éthiques de l’innovation. En compilant la littérature de philosophie morale, nous avons en effet isolé quatre formes possibles d’éthique : le conséquentialisme, qui est bien une des formes possibles du raisonnement éthique mais non la seule, se trouve associé au déontologisme (ensemble des éthiques qui privilégient l’expérience morale intériorisée ou devoir), à l’arétaïsme (terme sous lequel se regroupent les éthiques des vertus) et à l’axiologisme (ensemble des éthiques privilégiant une valeur cardinale). Ces trois autres formes d'éthique sont cohérentes, attestées dans la littérature, et pertinentes pour l'innovation.
L’apport théorique de l’atelier visera, pour les participant.e.s, une double compréhension : celle des déterminants de base de l’éthique, celle de ces différentes formes, démarche rendue aisée par un serious game qui les symbolise grâce à des « jeux des familles éthiques » imagés par Frédéric Schmitt, graphiste de grand talent de l’Université Grenoble Alpes et dont on a un aperçu avec les visuels disposés en tête et en fin d'article.
Mon hypothèse est que mettre en lumière la pluralité des éthiques représente une opportunité pour déployer un espace de discussion dans lequel le débat des options ouvre, pour l’organisation qui désire innover, la question du sens. Une casuistique éthique efficace est possible pour l'innovation, elle stimule l'imagination morale et permet d'échapper aux sophismes déprimants !
Jouer au jeu des familles éthiques :
ouvrir un espace ludique pour vivre les conflits de valeur
Ensuite, au lieu de mentaliser excessivement la réflexion éthique, en conviant les participant.e.s à l’atelier à un jeu où ils/elles expérimentent non seulement la pluralité des éthiques, mais également l’irréconciliable variété de ces dernières. Concrètement, il s’agit, grâce à un travail effectué par petits groupes animés par l’équipe que j’ai formée, d’examiner des cas d’usage problématiques à la lumière des « familles » éthiques.
Or, que constate-t-on ? Plusieurs raisonnements éthiques sont possibles pour le même problème posé, et, ne reposant pas sur les mêmes grilles d’évaluation, ils ne justifient pas du tout les mêmes éléments. Est-ce que cela signifie que l’on retombe en situation non-conclusive, sous l'effet d'une sorte de relativisme moral ? Non, pas nécessairement : certes, l’atelier « quelle(s) éthique(s) pour l’innovation ? » permet de faire l’épreuve des conflits de valeurs qui habitent l’espace de la délibération éthique, mais il offre également l’opportunité de statuer et de choisir collectivement quelle forme d’éthique est préférable pour l’organisation confrontée à un choix stratégique. Ce faisant, il contribue à « incarner » les choix éthiques dans des conflits de valeur émotionnellement ressentis, si bien que l’atelier offre un espace ludique pour vivre la « crise du sens » qui risque toujours à un moment ou à un autre de causer des dégâts considérables aux organisations en transformation.
L’intention de l’atelier est donc double : inviter à libérer l’approche éthique de l’innovation de son enfermement dans cette forme à la fois séduisante et hégémonique qu'est le conséquentialisme grâce à la pluralisation des options possibles ; choisir au terme d’une discussion collective émotionnellement engagée une démarche éthique efficiente car adaptée ayant permis de (re)trouver les principes de l’organisation.
Mon projet de philosophe consiste notamment à permettre à d'autres que moi de pratiquer ma discipline. Or, même en philosophie (après Dewey et quelques autres expérimentateurs), ce n'est pas aujourd'hui un pari très coûteux que d'estimer que la pratique réfléchie l'emporte, en matière de pédagogie, sur la pure théorie...