Toge académique, Professeur d'Université, domaine des Lettres (source : Ponsard & Dumas, https://www.ponsard-dumas.com/universite-3)
Ce matin, j'ai écrit une lettre à un aspirant docteur en philosophie. La voici ci-dessous, légèrement transformée afin garantir le caractère privé de l’échange. Je voudrais la partager car, en tant qu'habilité à diriger les recherches en philosophie ayant eu ou ayant actuellement la responsabilité de l’encadrement de plusieurs doctorant.es, ce courrier m'a permis de faire le point sur un type de travail très spécifique au métier d’universitaire (diriger une thèse, en l’occurrence en philosophie), méconnu tant par le grand public que par les collègues d'autres disciplines universitaires peu au fait des recherches en sciences humaines et sociales – parfois même ouvertement dubitatifs qu'il puisse exister en philosophie de la recherche digne de ce nom.
Finalement, ce que m’a permis de réaliser l’écriture de cette lettre, c’est ceci : encadrer une thèse de philosophie revient certes à permettre l’expression de la liberté de pensée, mais d’une si grande et authentique liberté de pensée qu’elle s’exerce en premier lieu sur (ou contre) la personne qui prétend vouloir en jouir. Parfois en effet cette personne va devoir gagner contre elle-même sa propre liberté, à son corps défendant, en apprenant à se battre contre ses opinions personnelles et ses propres idées, non seulement celles qui étaient préconçues, mais également celles, plus résistantes, qu’on croyait jusque-là fondamentales et indiscutables. Il faut une certaine force d’âme pour penser contre ses convictions profondes – et c’est pourquoi philosopher, tel que je l’entends, c’est parfois mener un combat contre soi-même. Difficile discipline, pour laquelle l’exercice s’avère indispensable, c’est le sens de la formation doctorale. Certain.es aspirant.es au doctorat n’y parviennent pas et jettent l’éponge avant la soutenance, mais finalement, sur le plan philosophique, quelle importance ? Je crois que l’important, sur ce plan du moins, est d’avoir essayé avec sincérité. Pour le reste, personne n’est forcé d'endosser la toge académique, mais pour pouvoir endosser cette curieuse robe, il faut réussir à jouer ce type de jeu.
Et grâce soit rendue aux docteur.es qui, sous ma direction, ont survécu au programme dépeint ci-dessous, en soutenant leur thèse et en m'éblouissant par leur savoir !
"Grenoble, le 5 mars 2020
Bonjour Monsieur,
Je vous remercie pour les éléments que vous m’avez envoyés et qui visent à préparer votre inscription en thèse de doctorat sous ma direction. Je suis cependant étonné par le ton adopté dans votre présentation de votre sujet de recherche : au lieu d'un questionnement problématique ouvert (ce qui est indispensable à ce stade) votre propos évoque à plusieurs reprise une "démonstration" ; et dès le début de votre intention de recherche, vous employez une formule donnant à penser que vous savez déjà ce que vous allez établir, car écrivez que vous voulez "parvenir à une [certaine] conclusion". Je remarque également que, dans un texte qui est normalement à portée essentiellement interrogative, vous n'employez jamais de formule interrogative. En tout cas, il n'y a pas de point d'interrogation dans votre texte, et je vous avoue que c'est la première fois que je vois cela dans ce genre de texte. On dirait qu'avant de commencer la recherche vous savez que ce que vous cherchez est ce qu'il faut chercher, et également que vous avez déjà trouvé ce qui est vrai et juste. Or, pour moi, rien de tout cela, quand on commence une thèse, n'est possible par principe.
Je voudrais attirer votre attention et vous mettre en garde sur un point : personnellement, à la fois en tant que chercheur et directeur de recherches, je me représente l'impulsion de cette dernière comme le contraire exact de la démonstration, à savoir, sous la forme de l'enquête, ce qui implique d'assumer un certain vertige. Dans cet esprit, je supervise des doctorant.es qui (se) questionnent, font d'un sincère étonnement le ressort de leur démarche, assument de manière soutenue une posture de doute et la perplexité croissante qui en résulte, et qui de ce fait parfois ne savent plus où ils/elles vont ni ce qu'ils/elles vont découvrir au terme de leur enquête de recherche.
Il est souvent arrivé que ces chercheurs/ses, totalement égaré.es par leur propre engagement dans l'inconnu, modifient radicalement les méthodes sur lesquelles ils avaient initialement orienté leur démarche, et également abandonnent chemin faisant leurs propres opinions ou certitudes de départ. Pour ma part, c'est à ce genre d'engagement résolu ou de capacité à l'égarement méthodiquement encadré que je reconnais une authentique démarche de recherche philosophique. L'idée que je me fais de la valeur de mon travail en tant que directeur correspond à la tâche que je me donne en pareil cas : cette tâche consiste à suivre ces chercheurs/ses dans leur engagement, et à sécuriser autant que faire se peut les conditions de l'enquête afin de leur permettre de rendre l'égarement fécond pour découvrir quelque chose d'intéressant et surtout de nouveau (en tout cas nouveau pour eux et pour moi). J'ai, en toute sincérité, constaté que pour parvenir à un résultat de haut niveau sur le plan philosophique, on ne peut pas procéder autrement.
D'autres directeurs/directrices peuvent procéder autrement – j'ai constaté que certains de mes collègues qui encadrent des travaux de recherche procèdent avec de fortes convictions de contenu, convictions qu'ils s'emploient à faire partager à leurs étudiants. Qu'il s'agisse de convictions politiques ou philosophiques (autres que méthodologiques), je trouve cela très discutable du point de vue déontologique, mais après tout s'ils sont autorisés par leur institution à pratiquer de la sorte, c'est elle qui en est responsable. Toutefois, pour ma part la posture que j’endosse, opposée à ce type d'attitude, me paraît fondamentale et fondatrice de la recherche en philosophie ainsi que je la conçois. Telle est même ma règle d'or pour accepter d'encadrer un travail de recherche, ce dont – tant que l'institution académique ne m'oblige pas à faire autrement – je suis seul juge : j'accepte une inscription en thèse si et seulement si la personne qui me sollicite me semble prête à perdre ses certitudes pendant (au moins) trois longues années de questionnement, tout en étant pour ma part bien conscient que cela implique une sacrée force d'âme (mais après tout, personne n'est obligé de faire une thèse de philosophie).
Je vous prie d'excuser ce long développement, mais également la conclusion à laquelle j'arrive. Au vu du texte que vous m'avez envoyé, je ne suis pas prêt à encadrer votre doctorat. Ce n'est pas que je ne partage pas vos positions philosophiques (de fait, je ne les partage pas – mais là n'est pas le problème, je dirais la même chose si je les partageais, et il m'est même arrivé de refuser d'encadrer d'authentiques machiavélistes en herbe qui ne se posaient aucune vraie question !), c'est que, en l'état, la disposition personnelle que traduit votre texte n'est pas compatible avec la recherche philosophique telle que je la conçois. Le dialogue entre nous, absolument capital pour la recherche, se trouverait d'emblée faussé car vous voudriez me convaincre du caractère vrai et juste de votre position initiale, alors que ce dialogue devrait au contraire vous permettre d'abandonner radicalement vos convictions, en acceptant dès le départ que celles-ci ne sont ni vraies ni justes.
Je vous propose donc de chercher un autre directeur, par exemple mieux en phase avec vos options personnelles ou moins adepte du scepticisme méthodologique que je le suis moi-même, ou de revenir vers moi – si cela vous paraît possible – dans une autre disposition.
Bien cordialement.
Thierry Ménissier"
PS : A la suite de mon courrier, le candidat m'a adressé une lettre à la fois personnelle révélant le trouble que lui inspirait son sujet et, à propos de ce dernier, interrogative comme on doit le faire pour problématiser. Je lui ai répondu que j'appréciais sa sincérité et son courage, et qu'au vu de ces nouveaux éléments j'acceptais d'encadrer son travail de recherche. C'est donc parti pour une nouvelle aventure philosophique !