Sur la mort de Masha (Jina) Amini et la question du voile en Iran : revendication de la liberté humaine, dignité/intégrité personnelle et éthique publique en démocratie
Il y a des sujets de philosophie politique intellectuellement très difficiles à appréhender et à traiter, tant ils sont complexes. Et il y a des causes qui rendent secondaire la difficulté de ces mêmes sujets. Pour moi, acquis à la cause féminine, attentif à la violence faite aux femmes, en tant que fils, père et compagnon, éducateur et enseignant-chercheur, ce qui passe en Iran après le meurtre de Masha Amini, représente une telle cause.
(Masha, de son vrai prénom Jina, était une jeune femme kurde. Le slogan « Femme, Vie, Liberté », apprend-on, provient de sa région d’origine)
La politique d’un régime qui réprime, brutalise et massacre les femmes qui s’expriment et les hommes qui les défendent est tout simplement invraisemblable et intolérable, et doit être dénoncée. Des milliers de femmes sont maltraitées, des dizaines sont tuées, parfois très jeunes, si incroyablement courageuses. Ce qui se passe est bouleversant.
Pour caractériser la situation, à l’aide du témoignage d’intellectuels iraniens devenus lanceurs d’alerte par la force des événements (comme par exemple Farid Vahid), on pourrait la qualifier d’« ubuesque », par référence au personnage inventé par Alfred Jarry dans sa pièce Ubu roi : stupide, grossier et arrogant dans sa psychologie, absurde et violent dans ses comportements, massacrant le peuple dont il prétend être le roi. En faisant d’Ubu le souverain d’Iran, pour paraphraser Jarry, on pourrait écrire : « S’il n’y avait pas de femmes iraniennes, il n’y aurait pas de problème en Iran ». La solution ubuesque à la revendication des femmes consiste à maltraiter et à massacrer celles qui, « mal voilées », semblent insoumises. Les Ubu d’Iran bouclent le pays et déchainent l’enfer sur les manifestantes, comme s’ils voulaient les anéantir. Ils veulent supprimer le problème, dussent-ils tuer toutes les femmes iraniennes qui ne sont pas d’accord avec le fait qu'elles ne peuvent choisir ni la tenue vestimentaire ni le port capillaire qui leur sied dans l'espace public.
Je m’exprime ici en homme pour qui la violence faite aux femmes, sous toutes ses formes, est insupportable. Je n'ai pas de leçons à donner : il m'arrive comme à tout un chacun d'être maladroit. Mais sur le plan intellectuel, ma conviction profonde est que les femmes ont le droit à une totale liberté, dans une égalité complète avec les hommes : c’est l’effet de leur droit naturel en tant qu’êtres humains et cela concerne toutes les manifestations sociales possibles.
J’estime à ce titre qu'une revendication comme celle des courageuses Iraniennes représente une cause que tous les hommes du monde doivent entendre, accepter et aussi encourager. On me dira, « vous êtes un homme occidental, vous ne pouvez pas comprendre la situation particulière (historique, sociale, politique et religieuse de l’Iran ».
Toutefois, si c’est bien l’émotion (précisément l’horreur et l’indignation devant la guerre menée contre la liberté des femmes) qui représente le premier moteur de ce texte, je m’exprime aussi en philosophe politique, formé à la tradition rationaliste universelle. Or, l’usage de la raison est universel pour tous les êtres humains, et qui peut dire le contraire sans tomber immédiatement dans la barbarie ? De ce point de vue, ce qui se produit en ce moment en Iran fournit plusieurs éléments qui permettent une prise de position claire et forte sur des sujets très classiques : celui des libres choix des personnes et de leur intégrité physique dans un espace démocratique, celui du droit des femmes à être les égales des hommes.
Ce sujet pourrait en effet sembler très difficile lorsqu’il s’agit d’une question qui entremêle vie démocratique, histoires nationales et traditions religieuses : on traite de la question si polémique du voile. Il faut avoir lu comme je l’ai fait l’ouvrage d’Agnès de Féo, Derrière le niqab paru en 2020, qui, par sa méthodologie comme par ses conclusions, constitue une entrée sérieuse pour traiter le sujet de manière la plus objective possible : l’autrice s’appuie sur des témoignages directs et des entretiens suivis de personnes ayant choisi de porter le niqab.
(Ce que le philosophe peut objecter à la lecture de cet ouvrage, c'est que ce n’est un concept ni clair ni évident, celui - méthodologiquement accepté dans l'ouvrage - du choix personnel de reproduire une tradition aussi chargée, dans un contexte économique, social, culturel et religieux plein de tensions. Et aussi que la revendication d’identité communautaire représente quelque chose qui n’est pas seulement abyssal, mais fondamentalement trompeur et même vecteur d’illusion, position que je soutiens depuis très longtemps et que l'actualité récente ne me semble pas démentir, voir ma réflexion ici.)
Mais précisément, même si l’on admet l’apport d’Agnès de Féo sur ce sujet, ce n’est pas du tout comparable avec ce qui se passe en Iran : si l’on peut en effet en France revendiquer de choisir de porter le niqab, cela atteste que le régime social et politique « à l’occidentale » offre réellement un cadre démocratique, en tout cas sur un point crucial. Cela signifie qu’il protège et consacre la valeur fondatrice de la liberté individuelle, ici entendue comme le fait pour chacune et chacun de choisir sa propre manière de se présenter dans l’espace social, ou encore comme le droit de s’exprimer publiquement.
En Iran les choses sont tellement différentes qu’il s’agit de la négation de ce que nous vivons dans les sociétés démocratiques : la violence morale, sociale et politique exercée contre les femmes est provoquée par un régime qui ne reconnaît pas les différentes expressions de ce droit humain fondamental.
Devant ce genre de situation, qu’il s’agisse d’ailleurs du droit des femmes ou de n’importe quelle autre groupe humain ou catégorie sociale à exprimer des choix, tout être doué de raison dispose de la capacité à se prononcer : le respect des droits des personnes sont-ils ou non le critère fondamental de la seule bonne politique possible ? Si on répond « non » à cette question, on n’est pas démocrate. Et, en suivant ce qu'exprimait Hannah Arendt par exemple lorsqu'elle voulait qualifier l'agir humain (The Human Condition, chap. V), on ne fait pas non plus de politique : la politique, du moins entendue en rigueur de termes, est le contraire de la violence. C’est finalement très simple à percevoir, la liberté, et non moins aisé à distinguer, la tyrannie.
Il est évidemment bien plus difficile de protéger et de mettre en œuvre la première, tout autant que de combattre la seconde. Dans les deux dimensions, il faut du courage, par rapport à soi-même comme par rapport aux autres.
Et du courage, pour beaucoup d’hommes, il en faut, mal habitués qu’ils sont et encouragés par des mœurs sociales qui reposent sur de leur domination directe ou symbolique sur les femmes. Ce que l’expérience m’a appris, ce que j’observe couramment, c’est que souvent les hommes ont tout simplement peur de la liberté des femmes. L’actuel ubuisme du régime iranien n’a peut-être pas d’autre raison. Mais les femmes par nature ont autant droit que les hommes à la liberté, et l'absurde et sanglante guerre déclenchée contre elles par Ubu n’y pourra rien.
Messieurs les responsables politiques iraniens, cessez d’avoir peur face à cette revendication profonde : laissez les femmes de chez vous faire ce qu’elles veulent, tout ce qu’elles veulent de manière inconditionnelle, et conformément à leur légitime besoin de liberté ! Et même, encouragez-les à devenir elles-mêmes dans une totale parité avec vous pour les tâches domestiques et les activités socio-économiques et professionnelles ! C’est vraiment ce qui peut arriver de mieux à votre société et permettre un meilleur rayonnement pour votre pays.