A propos de Luciano Canfora, La démocratie. Histoire d'une idéologie (La democrazia. Storia di un'ideologia, Rome-Bari, Laterza, 2004), traduction par Anna Colao et Paule Itoli, préface de Jacques Le Goff, Le Seuil, « Faire l'Europe », 2006, et de Carine Doganis, Aux origines de la corruption. Démocratie et délation en Grèce ancienne, préface de Claude Mossé, Paris, PUF, « Fondements de la politique », 2007.
Deux livres récents invitent à interroger la manière dont il est aujourd'hui possible d'interpréter le modèle constitué par la démocratie grecque. Le vieux topos qui clame que « les Grecs ont inventé la démocratie » a depuis un certain temps fait long feu1 ; est-il même permis d'évoquer « le modèle » de la démocratie grecque ? Ces deux ouvrages sont très différents par leur forme comme par leur contenu. Le premier, fort tumultueux, est celui d'un historien de l'Antiquité bien connu ; le second, plus mesuré, a pour auteure une jeune chercheuse en science politique.
Le livre de Luciano Canfora, professeur à l'Université de Bari, s'inscrit moins dans ses recherches sur le jugement que les Anciens portaient sur leur propre expérience politique, qu'il ne consiste en une évaluation de l'utilisation par les Modernes de la notion de démocratie. Dès son entrée en matière, l'auteur expose un cas susceptible d'inspirer une saine prudence dans l'esprit du lecteur : la mention initiale dans l'élaboration du projet de préambule à la Constitution européenne d'une citation apparemment extraite de l'oraison funèbre de Thucydide, finalement retirée. Tandis que cette citation disait « Notre constitution est appelée démocratie parce que le pouvoir est entre les mains non d'une minorité mais d'un peuple tout entier », l'auteur démontre que dans cet extrait le terme de démocratie n'a pas du tout la valeur qu'on veut bien lui attribuer, et surtout que la citation est textuellement erronée. Elle signifie exactement : « Notre régime politique a pour nom démocratie parce que, dans l'administration [oïkein], les choses dépendent non pas du petit nombre mais de la majorité ». Il n'est donc nullement question de « pouvoir partagé » et encore moins de « peuple tout entier ». Et la citation est d'autant moins utilisable que, dans la suite de l'oraison, Thucydide fait dire à Périclès : « Cependant, si, dans les différends entre les particuliers, tous jouissent des droits égaux, nous pratiquons néanmoins la liberté dans notre vie publique » (Guerre du Péloponnèse, II, 37). Comment entendre la nuance suggérée entre les deux séries, démocratie/« administration »/décision de la majorité d'un côté, et droits égaux/vie publique/liberté, de l'autre ? En décryptant les sous-entendus de l'exilé de Skapté Hylé, Canfora nous rappelle à quel point la seule imputation du terme de « dêmocratia » constituait à Athènes un enjeu politique particulièrement lourd.
La modernité a compliqué cette difficulté : l'évocation de la démocratie ancienne, voire la volonté explicite de l'adapter aux différentes situations nationales, a souvent masqué des desseins purement et simplement antidémocratiques. L'éminent spécialiste d'histoire politique grecque offre au lecteur un ample examen de la falsification dont les modernes se sont (presque) toujours rendus coupables à propos de l'adaptation du « modèle » démocratique. Louable mise en garde – l'évocation du référent grec, qui, la plupart du temps, semble bel et bien dispenser de réflexion, apparaît même comme une caution reposant sur un impensé voire sur un déni, elle apparaît comme un masque destiné à cacher les basses oeuvres, et dont le potentiel de légitimité est tel qu'il a souvent déchargé les modernes de justification théoriques de leur action. Pour achever de présenter l'ouvrage, il est nécessaire d'ajouter certains éléments éditoriaux susceptibles de brouiller les lignes habituellement distinguées. L'ouvrage fait partie d'une collection dirigée par Jacques Le Goff, publiée simultanément par divers éditeurs européens dont l'allemand Beck. Or cette maison d'édition a finalement refusé de publier le livre de Canfora à cause du jugement qu'il porte sur la République fédérale d'Allemagne et de l'absence de critique à propos de la « démocratie » en République démocratique allemande, sa rivale de l'Est soutenue par le pouvoir soviétique. Avec habileté, Canfora cite le témoignage de Tete Harens Tetens, un Juif allemand émigré après 1933 aux USA, et dont le livre publié à Londre en 1961, The New Germany and the Old Nazis expliquait que « les nazis ont regagné tranquillement presque tous les secteurs » du système politique de la RFA2 . Canfora évoque également dans cette analyse le cas de Hans Globke, un des artisans pendant la période nazie des lois raciales de Nurembert, « inamovible sous-secrétaire de la Chancellerie » et bénéficiant de la protection d'Adenauer en personne. Dans un opuscule qui délivre sa version de cette controverse éditoriale, Canfora estime que son hypothèse selon laquelle la forme démocratique qui s'est finalement imposée pour l'Allemagne réunifiée à partir du modèle social-démocrate n'est pas le paradigme du « pouvoir du peuple », de même que sa volonté de prendre en compte l'historiographie communiste, ont arrêté l'éditeur parce que notre époque se trouve sous la sourde influence d'une l'histoire écrite par ceux qui en sont les vainqueurs3.
Les griefs de Canfora contre la démocratie occidentale proviennent de son origine « bourgeoise », tandis que la démocratie véritable est définie par lui comme « le fruit d'un équilibre instable [qui] résulte de la prépondérance (temporaire) des non-possédants au cours de la lutte inexorable pour la conquête de l'égalité » (p. 419). Sous cette forme, elle a existé par intermittence, notamment dans le rêve éphémère des Communards parisiens, pendant la Révolution française et la Révolution russe de 1917. On l'aura compris, Canfora réinscrit l'histoire de la démocratie dans le cadre de la lutte des classes, en se livrant à une vaste fresque dans lequel il se fait en quelque sorte le Thucydide de notre temps. L'Europe a été le théâtre d'une possibilité avortée, celle de la promotion de démocraties populaires, dont l'échec est la double conséquence des attaques bourgeoises et de la résurgence interne de l'inégalité, du fait du développement d'une nouvelle élite. Lorsqu'elles se sont effondrées sous le poids de leurs contradictions internes et de la propagande occidentale, elles ont fait place à une « constitution mixte », donnant le pouvoir à une oligarchie régulièrement légitimée par des peuples mis sous influence (en particulier médiatique).
Chacun appréciera les conditions de possibilité d'une telle analyse, ainsi que sa validité. Mais cet ouvrage volontiers polémique relève plusieurs points tout à fait embarrassants, et de ce fait extrêmement intéressants à méditer. Premièrement, le fait que la notion de démocratie héritée des Anciens constitue une source de légitimité jamais démentie, un vieux « truc » qui dans l'histoire a si souvent fonctionné qu'on se demande encore comment il peut bien séduire. Si bien qu'on serait tenté de penser que « l'imposture démocratique » (selon le titre d'un autre opuscule de Canfora4) s'explique au point de vue psychanalytique par une sorte de « pulsion d'imitation ». Deuxièmement, cet autre fait, récurrent : le lien entre la masse et les leaders charismatiques, qui lors du siècle dernier a transformé les démocraties européennes en populismes d'Etat. D'où la forte analyse – réinterprétation du thème de la « guerre civile européenne » développé par Ernest Nolte et propagé en France par François Furet – selon laquelle les démocraties du XXème siècle n'ont pas été antifascistes (ou alors très tardivement), mais au contraire largement responsables de la montée du fascisme, l'ennemi commun étant le bolchévisme et, avant lui, le socialisme. Ce thème qui constitue un leitmotiv des recherches de Canfora, on pourrait le nommer le tropisme césarien des démocraties, et – c'est le troisième point à relever – il s'enracine dans la permanence de ce qu'il faut identifier comme leur propre potentiel de dissension. Or, leur incapacité à calmer les tumultes qui les bouleversent régulièrement provient du lourd secret qu'elles recèlent : tout se passe pour Canfora comme si une véritable guerre civile, tantôt silencieuse tantôt manifeste, agitait l'expérience démocratique depuis son origine gréco-latine5. Telle serait la véritable continuité entre les Anciens et les Modernes, et ce n'est pas le moindre mérite de l'ouvrage que de proposer une grille qui rapproche les soubresauts post-révolutionnaires du XIXème siècle ainsi que leur sanglante répression par la bourgeoise (1848, 1871), et la prise de pouvoir « démocratique » des leaders totalitaires italien et allemand. Le double point commun (entre Anciens et Modernes, entre le XIXème et le XXème siècles) réside dans la dénonciation du caractère ploutocratique du régime démocratique, lequel, ainsi que le porte le titre, relève donc d'une « idéologie » à savoir, au sens marxiste, d'un ensemble de fictions crédibles moins destinées à expliquer le monde qu'à masquer une domination et à la rendre supportable pour ceux qui en sont les victimes. La démocratie est donc pour Canfora le régime qui clame que les hommes sont libres et égaux tandis qu'à sa tête se cache une oligarchie aussi rusée que déterminée à conserver ses prérogatives. L'envers de cette interprétation consiste en une indulgence certaine envers l'expérience historique du communisme, mais, à tout prendre, le mérite de l'ouvrage est de relancer sur de nouvelles bases la querelle historiographique : en remettant en question la version dominante ou populaire de l'histoire (selon laquelle 1789 sanctionne l'avènement de la démocratie et marque une ère nouvelle dans l'histoire européenne, sinon mondiale), il rappelle que l'interprétation de cette dernière n'est jamais un acte simple, ni neutre. Parce qu'il réinscrit avec force toute l'histoire européenne dans le paradigme thucydidéen de l'opposition entre parti populaire et parti aristocratique, sa grande vertu est de nous rappeler à la nécessité de penser politiquement les enjeux herméneutiques de la discipline historique.
Le second livre ne perd pas de vue cet impératif, bien qu'il le décline tout autrement, c'est-à-dire de manière moins critique que normative. Aux origines de la corruption est la version remaniée et réduite d'une thèse de doctorat de science politique, consacrée à la « sycophantie », terme par lequel Carine Doganis qualifie l'action des sycophantes à Athènes, et qu'elle identifie comme un fait social déterminé, celui de la pratique abusive de l'accusation publique volontaire. Les conditions de possibilité de tels usages, explique l'auteure, reposent sur l'absence de ministère public d'Etat qui poussait en quelque sorte les citoyens à constituer le leur. Le matériau de l'enquête consiste d'une part en une description des institutions anciennes, il s'appuie de l'autre sur le « témoignage » d'Aristophane, dont les comédies fournissent comme une vivante image des conditions d'expression des sycophantes. Le dessein de l'auteure revient à souligner qu'une telle pratique « pose la question de la confiance institutionnelle ». Autrement dit, il s'agit dans cet ouvrage, sans oublier l'épaisseur des faits sociaux mais en minorant consciemment les dissensions qui les dynamisent, d'installer une comparaison entre deux situations idéal-typiques (celle de la société athénienne décrite depuis son envers et celle de nos régimes contemporains), aussi bien en vue de déterminer comment l'adhésion civique est possible que dans l'idée que la société démocratique est un ordre souhaitable. La comparaison est très suggestive, mais l'enquête de Carine Doganis ne convainc pas, et cela pour deux ordres de raison, ou plus exactement à cause de deux types de limite. D'une part, cela tient à la qualification du phénomène même de délation, tant en Grèce ancienne que dans nos pratiques socio-politiques. Si elle est ébauchée, elle manque d'ampleur, et même dans le cadre d'un ouvrage qui choisit volontairement de ne pas être une étude savante sur la question, on aurait aimé davantage de précision ; ce grief concerne particulièrement la dimension contemporaine, puisque la caractérisation du phénomène s'y limite aux mentions du droit civil et pénal en vigueur. De l'autre, la question de la normativité, qui s'entend elle-même en deux sens. Premièrement, la possibilité même d'une telle évaluation : en quoi la sycophantie signale-t-elle la « corruption » de la démocratie grecque ? On pourrait proposer à la réflexion deux cas historiques très différents mais qui posent un problème identique : la vénalité des offices traduit-elle la corruption de la monarchie française classique ? Et le « pantouflage » des fonctionnaires – le fait des grands groupes débauchent légalement de jeunes énarques – sanctionne-t-il la corruption de la haute administration française ? Comment évaluer de la sorte un usage social reconnu comme massif, sinon en l'ayant trop schématiquement caractérisé comme la perversion d'un modèle abstrait qui n'a jamais à proprement parler existé ? Deuxièmement, la construction d'un idéal normatif permettant de penser la démocratie : les relations entre les sphères privée et civique, relations si différentes chez les Anciens et les Modernes au point de configurer très différemment la notion cardinale d'un « espace public », sont sous-déterminées, et l'ouvrage souffre d'un défaut d'acribie théorique préjudiciable du fait que son ambition est précisément moins historique que conceptuelle. Ainsi, la qualification de la notion d'intérêt général – véritable clé de voûte, on s'en doute, d'une définition de la corruption entendue d'un point de vue civique – est maladroitement rejetée en note, et surtout elle se réduit à la sommaire mention d'un rapport du Conseil d'Etat qui l'identifie comme « la forme actuelle que revêt le bien public »6, et qui accroît la perplexité du lecteur. Au total, le titre malencontreux de l'ouvrage de Carine Doganis joue contre elle (puisqu'elle entreprend de construire une idée de la démocratie moderne à partir de l'étude du paradigme ancien). Et il donne ironiquement raison à la vigoureuse charge de Luciano Canfora : si, aux origines de la démocratie, on découvre l'usage avéré d'une pratique « corrompue », n'est-ce pas que la démocratie elle-même est née corrompue ?
(article paru dans Anabases, n°8)
1Voir par exemple Moses Finley, Démocratie antique et démocratie moderne [1972, 1985²], traduction Monique Alexandre précédé de « Tradition de la démocratie grecque » par Pierre Vidal-Naquet, Paris, Payot, 1976 ; L'invention de la politique. Démocratie et politique en Grèce et dans la Rome républicaine [1983], trad. Jeannie Carlier, préface de Pierre Vidal-Naquet, Paris, Flammarion, 1985.
2La démocratie..., p. 368-369.
3Dans L'oeil de Zeus. Écriture et réécritures de l'histoire ([2006], traduit de l'italien par Nathalie Gailius, Paris, Éditions Desjonquères, 2006), Canfora écrit que « Certaines « parties », à la fois historiographiques et politiques, ne s'achèvent jamais. Même l'écart radical entre le jugement de Platon et celui de Thucydide sur l'oeuvre de Périclès en tant qu'homme d'Etat, ne peut être considéré comme tout à fait comblé, pas plus que celui qui a traversé le XXème siècle, par plus assurément que la « guerre civile entre historiens », français ou autres, concernant la période 1789-1793. La prédominance de l'un ou de l'autre courant dépend, nous le savons, particulièrement en ce qui concerne le XX ème siècle, des rapports de force qui s'engagent en dehors et autour d'eux. » (p. 87).
4Luciano Canfora, L'imposture démocratique. Du procès de Socrate à l'élection de G.W. Bush [2002], trad. Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Flammarion, 2003. Sur la confusion entre hégémonie et libération, cf. également son dernier ouvrage, Exporter la liberté. Échec d'un mythe [2007],trad. Dominique Vittoz, Paris, Éditions Desjonquères, 2008.
5La biographie de César par Canfora traite l'émergence du pouvoir personnel dans la République précisément sous l'angle de l'opposition de fond entre les nobles et le peuple. Cf. César, le dictateur démocrate [2000], trad. fr. Paris, Flammarion, 2001.
6Aux origines de la corruption..., note 3 p. 132.