Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Sade moraliste. Le dévoilement de la pensée sadienne à la lumière de la réforme pénale au XVIIIème siècle, préface de Maurice Lever, Genève, Droz, « Bibliothèque des Lumières », 2005, 575 p.
L'oeuvre de Sade suscite des commentaires passionnés, provoqués aussi bien par sa virulence érotique que par son caractère énigmatique : nulle part, le « divin marquis » ne révèle clairement l'intention qui anime son projet d'écriture. A l'élucidation de cette énigme, l'ouvrage de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer apporte une contribution intéressante et sans doute importante. Aussi bon connaisseur des oeuvres que de la critique sadienne, l'A. se demande en premier lieu comment lire Sade, et propose une méthodologie de lecture fondée sur le relevé de ce qui, selon lui, constitue les quatre erreurs fondamentales de la critique : la paraphrase de l'oeuvre, sa décontextualisation, sa réduction à sa partie clandestine et scandaleuse, et l'identification de l'auteur à ses personnages libertins. Particulièrement bienvenues sont les remarques précisant comment il est possible de lire un auteur qui ne s'exprime que très rarement en nom propre, mais donne la parole à des personnages divers, variés et souvent provocants.
Le corps de l'ouvrage repose sur la tentative de comprendre l'oeuvre du Marquis sans la couper de son contexte de référence. Celui-ci est double : d'une part, il est impossible de séparer la production des textes de la vie de l'auteur, car ils sont tout à fait liés à la fois à sa situation objective d'incarcération (Sade a passé plus de vingt-huit années en prison) et au sentiment d'injustice qui le dominait ; de l'autre, l'oeuvre sadienne est contemporaine de la réforme pénale qui, à partir de la France, commence à la fin du XVIIIème siècle à traverser toute l'Europe des Lumières. Il s'agit donc d'inverser purement et simplement la lecture dominante de l'oeuvre de Sade : tandis que la critique (surtout celle issue des études littéraires, régulièrement prises à partie dans l'ouvrage) valorise la transgression conçue comme une fin en soi, il est nécessaire de comprendre qu'elle n'est qu'un moyen dont la finalité est de donner à penser la « correction ». L'oeuvre obéirait à un principe de renversement : Sade persécuté dans la vie (ou se sentant tel), aussi bien par les membres influents de sa belle famille que par la Justice – tour à tour par celle du Roi, par celle de la Révolution et par celle de l'Empereur –, deviendrait persécuteur dans son oeuvre. En d'autres termes, « le despotisme libertin de l'oeuvre désigne et dénonce le despotisme judiciaire de la vie de son auteur » (p. 290). Ce principe de renversement est général, il permet de comprendre certains des caractères les plus choquants de l'oeuvre : les magistrats y sont des bourreaux, et il s'agit non pas de voler les riches mais les pauvres. Sade ne peint le vice que pour le faire détester, « Saint-Fond, Noirceuil et Juliette [trois des pires personnages libertins et scélérats] sont proposés à notre réprobation. [L]a gigantesque machine de scandale n'est...qu'une ruse d'apologétique » (p. 332). Plus exactement, l'oeuvre de Sade, même et surtout la plus scandaleuse d'un point de vue moral, « n'écrit ni ce qui doit être ni ce qui est, mais dénonce ce qui sera et ne devra pas être si l'on ne réforme pas les institutions pénales françaises » (p. 336).
Aussi faut-il comprendre que par la mise en valeur de l'injustice, l'oeuvre a une vertu critique, à l'encontre de l'arbitraire pénal, lequel est aperçu comme le principe de l'arbitraire politique et la condition fondamentale de la tyrannie ; de la sorte, Sade écrit dans la perspective ouverte par Montesquieu et par Beccaria, plusieurs de ses développements particuliers se trouvant très proches de la pensée de ce dernier. « L'ordre libertin » – à savoir le système normatif mis en oeuvre par les personnages libertins imaginés par le Marquis, à l'étude duquel est consacrée la longue deuxième partie de l'ouvrage – est « correcteur », c'est-à-dire que la transgression dont il se nourrit assume cette fonction critique vis à vis de l'ordre établi. C'est l'occasion pour l'A. d'une réflexion approfondie sur les relations, dans le crime, entre la nature et la convention (p. 186-203) : si la plupart des crimes s'entendent d'abord en tant que fautes contre la loi, l'originalité de Sade est de concevoir le plus distinctement possible, mais jusqu'au paradoxe, ce que peuvent être des crimes contre la nature. Mû par la force de la nature, le libertin vise un absolu de la transgression en se retournant contre cette dernière. La sodomie assumerait ainsi pour le monde humain l'équivalent des blasphèmes contre Dieu dans la dimension métaphysique. « L'ordre sadien », traité dans la troisième partie (sous-titrée « principes de philosophie pénale »), propose un système de proportion entre d'une part les crimes et les délits, et les sanctions de l'autre, système qui reprend le principe de proportionnalité conceptualisé par Montesquieu et par Beccaria. Sade y apparaît non plus comme le contestataire du droit de punir, mais comme son réformateur, se basant sur la nécessité d'une punition modérée afin de corriger et d'éduquer le criminel. Ainsi se voient mises en valeur les réflexions de Sade concernant la laïcisation de la justice, ou s'élevant contre la peine de mort, exactement contemporaines, remarque l'A., du débat qui à ce propos a divisé la Constituante en mai et juin 1791.
Voici donc un livre audacieux dans sa thèse principale, souvent très suggestif dans ses analyses de détail, et ambitieux dans le programme qu'il propose : présenter l'oeuvre sadienne comme un champ de recherches fécond pour la philosophie du droit et pour les études juridiques. On pourrait cependant faire cette remarque : tout à sa démonstration, l'A. commet peut-être l'erreur de ramener à une thèse unique des développements qui, au sein d'une oeuvre foisonnante, obéissent à une logique différente de celle visant à repenser et à réinstituer l'ordre pénal. Sade paraît en effet avoir envisagé plusieurs modalités des relations entre nature, ordre social et justice humaine ; ainsi, l'A. sous estime sans doute l'expérimentation constante faite par Sade des ressources de la puissance naturelle, en tant que base d'un droit de nature qui excéderait toute convention.