3.2. Du contrat social à son dépassement :
A première vue, cependant, l’intégration purement sociale paraît insuffisante, et l’affirmation de la liberté semble devoir s’effectuer sur le plan formel juridico-politique. A certains égards, sur ce point, Spinoza procède d’une manière fort classique – à savoir, en faisant appel à la théorie du contrat social. Sur ce point, le philosophe se montre une nouvelle fois un lecteur assidu de Hobbes, à tel point que l’on voit nettement que l’œuvre hobbésienne a fait office pour celle du Hollandais d’un catalyseur philosophique privilégié, c’est-à-dire qu’elle a joué comme un adjuvant extérieur permettant une réaction féconde pour les thèses proprement spinozistes. L’image est d’autant plus pertinente si on l’utilise à propos de l’adoption de la thèse contractualiste, car sur ce point l’œuvre hobbésienne paraît avoir fait réagir Spinoza en plusieurs temps :
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A partir de sa conception du droit naturel dans des termes très proches de ceux de Hobbes, le TTP reprend une théorie du contrat social qui n’est pas sans évoquer celle du Léviathan.
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Le TP élabore une théorie du transfert de droit qui rend inopérant tout recours au moment du contrat ; dans ce deuxième temps, Spinoza dépasse Hobbes.
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Ainsi, d’autres concepts fondamentaux consacrés par Hobbes deviennent-ils caducs – et par là la théorie politique spinoziste devient proprement originale (car les concepts consacrés par Hobbes vont valoir pour une bonne part de la tradition postérieure).
Revenons sur ces trois points de manière plus précise.
3.2.1. La théorie spinoziste du transfert de droit par contrat :
Le chapitre XVI du TTP est particulièrement chargé de présenter la conception spinoziste du contrat social, et de faire concevoir le pacte d’association comme transfert de droit consenti. Ce chapitre XVI paraît littéralement, ou du moins à maints égards, un condensé des chapitres XVI-XVIII du Léviathan dans lequel Hobbes élabore la doctrine du pacte d’association. Ainsi que le montrait le philosophe anglais, parce qu’ils sont mis par la nature devant l’impératif de s’associer, les hommes contractualisent en transférant une partie de leur droit de nature à une personne physique ou morale, ce transfert instituant la souveraineté :
« Voici maintenant la condition suivant laquelle une société peut se former sans que le droit naturel y contredise le moins du monde, et tout pacte peut être observé avec la plus grande fidélité ; il faut que l’individu transfère à la société toute la puissance qui lui appartient, de façon qu’elle soit seule à avoir sur toutes choses un droit souverain de nature [si nimirum unusquisque omnem, quam habet, potentiam in societatem transferat, quae adeo summum naturae jus in omnia], c’est-à-dire une souveraineté de commandement à laquelle chacun sera tenu d’obéir, soit librement, soit par crainte du dernier supplice [hoc est, summum imperium sola retinebit, cui unusquisque vel ex libero animo vel metu summi supplicii parere tenebitur] »1.
Ainsi que l’explique la page suivante du traité, l’insuffisance de la raison en tant que principe directeur de la conduite humaine requiert la mise en œuvre d’une doctrine de la souveraineté qu’on pourrait tout à fait caractériser d’absolue : à l’instar de ce qui se passe chez Hobbes, l’assimilation du droit de nature au désir et à la puissance conduit à instituer une souveraineté de taille à résister au déchaînement des passions naturelles. Et de la même manière que chez Hobbes, le caractère immanent du contrat (il s’agit d’associer des droits de nature individuels qui s’expriment dans l’expérience courante) engendre par l’artifice du contrat une souveraineté qui, à sa manière, est transcendante. Or, quelques années plus tard, le TP s’inscrit en faux contre la recommandation d’une adhésion inconditionnelle des citoyens au pacte. Une telle recommandation repose même pour Spinoza sur un véritable contresens anthropologique, une erreur majeure à propos de la nature humaine : la légitimité d’un pouvoir constitué ou d’une autorité instituée par un pacte repose nécessairement sur la conception qu’ont les contractants de l’avantage que leur fournit leur adhésion : la seule loi naturelle du comportement humain est que nul ne renonce à ce qui lui paraît être un bien, sauf dans l’espoir d’un bien plus considérable2. Cette loi psychologique n’est pas abolie par la création du pacte civil. Contre Hobbes, Spinoza va donc être conduit à affirmer qu’aucun pacte social n’est définitif, mais la vie politique est soumise à d’incessants changements, et elle est passible de formes et d’intensités variables. Le pacte d’association ne peut donc demeurer en vigueur que tant que dure son utilité ; d’une manière étrange si on rapporte cet argument à la tonalité hobbésienne qui domine le chapitre XVI, le TTP le concédait également :
« Nul pacte ne peut avoir de force sinon pour la raison qu’il est utile, et que, levée l’utilité, le pacte est levé du même coup et demeure sans force ; un homme est insensé en conséquence de demander à un autre d’engager sa foi pour l’éternité, s’il ne s’efforce en même temps de faire que la rupture du pacte entraîne, pour celui qui l’a rompu, plus de dommage que de profit… »3.
Cependant, la remise en question des pactes, sous toutes leurs formes (par exemple entendus comme conventions nationales aussi bien qu’internationales4) n’est menée à son terme que dans le TP, et elle est la partie émergée d’un bouleversement théorique considérable.
3.2.2. La critique du contrat et la remise en question du concept hobbésien de « populus » au profit de celui de « multitudo » :
On pourrait en effet affirmer que cette manière de procéder – la remise en question progressive de la valeur du contrat non pas seulement comme schème d’unification sociale, mais en tant que vecteur d’intégration civique – a son origine dans un glissement conceptuel extrêmement important, grâce auquel la pensée politique spinoziste acquiert son originalité et son identité propre. Il s’agit de la substitution du concept de « multitude » (multitudo) à celui de « peuple » (populus). Plus précisément encore, la remise en question du contrat repose manifestement sur un travail initial que Spinoza a opéré sur l’analyse hobbésienne de la notion de peuple.
« Multitude » et « peuple » chez Hobbes : l’institution du sujet collectif légitime
La notion de peuple, dans logique adoptée par le philosophe anglais, procède rigoureusement de l’acte d’association entendu comme cession et délégation de puissance. Le terme « multitude », employé également par Hobbes, désigne chez lui la masse informe, la foule préconstituée civilement, qui ne saurait par conséquent échapper aux contradictions que la nature a installées en elle. C’est qu’on peut lire dans plusieurs passages importants du De cive :
« Il faut considérer, dès l’entrée de ce discours, ce que c’est que cette multitude d’hommes qui se sont assemblés de leur bon gré en un corps de république, car ce n’est pas un certain tout qu’on puisse désigner, comme les choses qui ont l’unité du nombre, mais ce sont plusieurs personnes dont chacune a son franc arbitre et peut donner son jugement particulier sur les matières proposées »5.
« Le nom de multitude étant un terme collectif signifie plusieurs choses ramassées, et ainsi une multitude d’hommes est le même que plusieurs hommes. Ce mot étant du nombre singulier, signifie une seule chose, à savoir une seule multitude. Mais ni en l’une ni en l’autre façon on en peut concevoir que la multitude n’ait de la nature qu’une seule volonté, car chacun de ceux qui la composent a la sienne propre. On ne doit donc pas lui attribuer aucune action quelle qu’elle soit ; par conséquent, la multitude ne peut pas promettre, traiter, acquérir, transiger, faire, avoir, posséder, etc. s’il n’y a en détail autant de promesses, de traités, de transactions, et s’il ne se fait autant d’actes qu’il y a de personnes. De sorte que la multitude n’est pas une personne naturelle. Mais si les membres de cette multitude s’accordent et prêtent l’un après l’autre leur consentement, à ce que de là en avant en avant la volonté d’un certain homme particulier, ou celle du plus grand nombre, soit tenue pour la volonté de tous en général ; alors, la multitude devient une seule personne qui a sa volonté propre, qui peut disposer de ses actions, telles que sont commander, faire des lois, acquérir, transiger, etc. Il est vrai, qu’on donne à cette personne publique le nom de peuple, plutôt que celui de multitude. […] D’où l’on peut voir la différence que je mets entre cette multitude que je nomme le peuple, qui se gouverne régulièrement par l’autorité du magistrat, qui compose une personne civile, qui nous représente tout le corps du public, la ville, ou l’Etat, et à qui je ne donne qu’une volonté ; et cette autre multitude qui ne garde point d’ordre, qui est comme une hydre à cent têtes, et qui doit ne prétendre dans la république qu’à la gloire de l’obéissance »6.
Le terme « multitude » tel que Hobbes l’emploie s’entend donc de deux manières distinctes. Entendu génériquement, il désigne tout agrégat d’individus, ou n’importe quelle masse humaine ; ainsi le peuple est-il une sorte de multitude. Entendu sur le mode restreint, il désigne l’antonyme du peuple, à savoir un être étrange qui par un aspect est une foule, et par un autre une collection d’individus. Cet être s’exprime par des actions et par des paroles. Or, l’expression qu’il est capable de produire est confuse, indistincte et illégitime. Les unes et les autres étant le produit de l’absence de concertation et de décision unifiée, elles sont licence plutôt que liberté. On ne peut de fait employer ce dernier terme, estime Hobbes, que si le pouvoir régulateur de la raison intervient à la fois pour unifier les individualités en créant une volonté unique, et en ordonnant ses actes par des lois. Le peuple est donc un sujet politique, ce que n’est nullement la multitude, qui est donc comme l’expression spontanée et massifiée des tendances individuelles. Il est tout à fait remarquable que cette distinction entre peuple et multitude se trouve déjà dans les sources anciennes. Ainsi, chez Cicéron dans un passage fameux du De Republica :
« La chose publique […] est la chose du peuple [Est…respublica, res populi] ; et par peuple il faut entendre, non tout assemblage d’hommes groupés en troupeau d’une manière quelconque, mais un groupe nombreux d’hommes associés les uns aux autres par leur adhésion à une même loi et par une certaine communauté d’intérêts [populus autem non omnis hominum coetus quoquo modo congregatus, sed coetus multitudinis juris consensu et utilitatis communione sociatus]. Quant à la cause première de ce groupement, ce n’est pas tant la faiblesse qu’une sorte d’instinct grégaire naturel, car le genre humain n’est point fait pour l’isolement […]. Bientôt d’une multitude errante et dispersée la concorde fit une cité [Brevi multitudo, dispersa atque vaga, concordia civitas facta erat]. »7
Cet extrait nous dit de manière tout à fait intéressante que la multitude initiale a été unifiée sous l’action de la concorde ; selon la représentation « aristotélicienne » d’un ordre naturel finalisé et hiérarchisé, la multitude « errante et dispersée » est portée à se transformer en une communauté harmonieuse, en une cité, puis l’on dira que celle-ci est commandée par le « peuple » dès lors qu’elle prend une forme politique républicaine. Or, nous l’avons vu plus haut, Hobbes condamne la représentation ancienne de la tendance spontanée de l’ordre humain à l’harmonie. On pourrait donc dire que la reprise par Hobbes du couple de concepts multitude – peuple s’assortit d’une importante modification dans son usage : tandis que selon Cicéron la nature dispose la multitude à se faire peuple, dans le système de Hobbes, l’opérateur de la transformation est le contrat. L’artifice rationnel relaie donc la nature, en la sauvant de ses contradictions ; Hobbes a doté la raison d’une toute-puissance étonnante, dont le corrélât est sa doctrine de la volonté politique. Contrecoup théorique de cette orientation : une conception de la souveraineté qui dénie aux individus assemblés spontanément la possibilité de se représenter comme des sujets politiques légitimes. Dans les termes mêmes de Hobbes, la multitude est incapable de volonté, et seul le « peuple » désigne une authentique subjectivité politique : « le peuple est un certain corps, et une certaine personne, à laquelle on peut attribuer une seule volonté et une action propre » – sachant que le peuple ne peut naître qu’à partir du moment où son unité est assurée par la volonté unifiante de son représentant. De fait, pour Hobbes, le peuple n’a d’unité que par l’intermédiaire de son représentant, ainsi que le précise le chapitre XVI du Léviathan en reprenant et en réexaminant nos deux concepts :
« Une multitude d’hommes devient une seule personne quand ces hommes sont représentés par un seul homme ou par une seule personne, de telle sorte que cela se fasse avec le consentement de chaque individu singulier de cette multitude. Car c’est l’unité de celui qui représente, non l’unité du représenté, qui rend une la personne. Et c’est celui qui représente qui assume la personnalité, et il n’en assume qu’une seule. On ne saurait donc concevoir l’unité dans une multitude, sous une autre forme »8.
Cette détermination théorique a des conséquences pratiques majeures : tout se passe donc comme si l’on disait que dans les Etats modernes, bien que le peuple commande à la fois les pouvoirs législatif et exécutif (par la représentation, il siège en effet à l’Assemblée en ayant choisi des députés, et délègue le gouvernement et ses responsabilités au chef de l’Etat et au gouvernement), il n’est pleinement peuple que grâce à ceux qu’il a choisis ; sans eux, il n’est qu’une masse ou une multitude, être incomplet ou sujet sans forme, dont les volitions, paroles et actions ne peuvent jamais être considérés comme légitimes. Pratiquement parlant, dans son entreprise théorique de définition du peuple, Hobbes valorise le pouvoir constitué des élus par rapport au pouvoir constituant de la multitude ; l’orientation hobbésienne de la volonté du peuple revient à penser celle-ci comme une et légitime à partir du transfert des droits individuels et par conséquent en regard de la reconnaissance du pouvoir d’Etat. Il ne fait pas de doute que par certains aspects, les dispositifs constitutionnels contemporains sont influencés par une telle conception, notamment en ce qui concerne la représentation de la souveraineté de l’Etat9.
Hobbes affirme donc une double thèse : il met en lumière l’unité constitutive du sujet politique légitime d’une part, et de l’autre il souligne que celle-ci n’est assurée que par la représentation, aperçue sous un angle en tout point opposé à une interprétation qui ferait du représentant un simple mandataire du peuple. Ces deux thèses ont connu une postérité riche et différenciée l’une de l’autre, dans les œuvres d’auteurs qui se sont parfois opposés à Hobbes.
Ainsi, pour la première thèse – celle de l’unité du sujet politique collectif – trouve-t-on dans l’œuvre de Rousseau des développements tout à fait intéressants. Tandis que le penseur genevois se montre hostile au contractualisme hobbésien et à sa théorie de la représentation, il affirme le caractère principiel de la volonté générale (elle vaut comme principe de la politique légitime) à proportion de la nature substantielle de cette dernière : c’est parce qu’elle est une par essence qu’elle peut valoir comme le principe par excellence du droit politique légitime10. La critique implicite de Rousseau à l’égard de Hobbes dans Du contrat social porte précisément sur la capacité du peuple à se constituer comme unité de volonté sans ou avant de se doter d’un représentant Rousseau affirme qu’« un peuple est un peuple avant de se donner un roi » (livre I, chapitre 5) ; la masse des citoyens se réunit en un corps pour former la volonté générale (I, 7), laquelle, inaliénable, indivisible et impeccable, est la source de la souveraineté (cf. II, 1 à 5).
Pour la postérité de la deuxième thèse, on peut mentionner Montesquieu, et le fameux chapitre 6 du livre XI de De l’esprit des lois, intitulé « De la constitution d’Angleterre ». Les anciennes républiques, estime Montesquieu, avaient ce défaut que le peuple pouvait « prendre des résolutions actives, et qui demandent quelques exécutions, ce dont il est entièrement incapable ». En revanche, les Etats modernes accordent aux individus « capables de discuter les affaires » les prérogatives de la représentation politique.
L’affirmation spinoziste de la « multitude » et l’idée d’un transfert de droit non juridique
Revenons à présent à Spinoza. Le point important pour notre propos est son originalité dans ce paysage théorique : il s’oppose tout à la fois à Hobbes, à la tradition de l’unité substantielle du corps collectif, et à celle de la représentation. On pourrait le démontrer en reprenant et en examinant de près les modalités de dépassement du contrat dans le TP, précisément en analysant les chapitres II et III qui en constituent le cœur théorique. Examinons de près ces passages importants.
Dans le § 9 du chapitre II, Spinoza oppose deux situations paradigmatiques : celles où l’on tombe sous le droit d’autrui (alterius juris), et celle où l’on dépend de son propre droit (sui juris).
« Il suit encore de ce qui précède, que chacun est dans la dépendance d’un autre aussi longtemps qu’il est soumis au pouvoir de cet autre [unumquemque tamdiu alterius esse juris, quadiu sub alterius potestate est], et qu’il relève de lui-même [& aetenus sui juris] dans la mesure où il peut repousser toute violence, punir comme il le juge bon le dommage qui lui est causé [quatenus vim omnem repellere, damnumque sibi illatum ex sui animi sententia vindicare], et d’une manière générale vivre selon sa propre complexion [& absolutè, quatenus ex suo ingenio vivere potest] »11.
On lit dans cet extrait que la possibilité recouverte par la seconde situation – vivre sui juris – est multiple ou polymorphe : dépendre de son propre droit permet de repousser la violence, de venger les dommages qu’on subit le cas échéant, et vivre selon son ingenium propre, à savoir exprimer ses propres talents naturels individuels. Dans les deux paragraphes suivants, sensible aux formes que peut prendre la domination, Spinoza détaille quelque peu – mais de manière remarquable du point de vue d’une observation attentive des effets de la sujétion par influence – ce que signifie se trouver au pouvoir de quelqu’un. Il met en relief les modes subtils de l’aliénation par l’influence et la fausse libéralité des maîtres, dans un passage qui évoque la logique de l’aliénation passionnelle évoquée dans notre deuxième partie :
« Celui-là tient un autre en son pouvoir, qui le tient enchaîné, ou à qui il a pris toutes ses armes, tout moyen de se défendre et d’échapper, ou à qui il a su inspirer de la crainte, ou qu’il s’est attaché par des bienfaits, de telle sorte que cet autre veuile lui complaire plus qu’à soi-même, et vivre selon le désir de son maître plutôt que suivant son propre désir »12.
Ces passages se complètent de l’affirmation des pouvoirs de la raison individuels quant à la capacité de juger en quoi un engagement ou une relation intersubjective est utile ou nuisible (§ 12), et elle débouche sur l’analyse de la capacité des individus à conjuguer leur droit naturel, qui permet une augmentation de la puissance et par conséquent du droit civil (§ 13). De la sorte, les hommes peuvent se trouver unis comme en un seul corps et avec une seule âme (§ 15-16). Ainsi se définit le droit de la puissance de la multitude, ce qu’on appelle imperium (§ 17, diversement traduisible par « Etat », « souveraineté », « commandement » ou « autorité suprême légitime ») :
« Ce droit que définit la puissance de la multitude [multitudinis potentia], on a coutume de l’appeler Etat [imperium], et celui-là possède absolument ce pouvoir, qui, par le consentement commun, a le soin de la chose publique [Atque hoc is absolutè tenet, qui curam Reipublicae ex communi consensu habet], c’est-à-dire le soin d’établir, d’interpréter, et d’abroger les lois, de défendre les villes, de décider de la guerre et de la paix, etc. »13.
Les prérogatives traditionnelles de la souveraineté étatique (faire et modifier les lois, assurer la défense intérieure et extérieure) découlent donc d’un consentement collectif donné par « la multitude » ; dispose de ces prérogatives celui qui en est investi par l’accord commun. Les §§ 2 à 9 du chapitre III poursuivent cette démonstration : le droit de l’Etat n’est autre chose que le droit naturel lui-même en tant qu’il est déterminé non par la puissance de chaque individu, mais par « celle de la multitude agissant comme une seule âme » (§ 2). Ici l’on comprend mieux le passage de la lettre 50 à Jarig Jelles, mentionné plus haut, qui explique que, contrairement à Hobbes, Spinoza maintient le droit de nature dans le droit civil ou dans l’Etat. Ce qui ne signifie nullement que les individus peuvent dans le cadre de ce dernier agir comme ils l’entendent (voir les remarques des §§ 3 à 5, puis les objections et les réponses des §§ 6 à 9) ; au contraire, le citoyen doit agir selon la loi de l’Etat, qui n’est autre que celle que la multitude des individus libres se donne.
Au terme de ce parcours théorique très concentré dans les chapitres II et III du TP, Spinoza a dépassé la thèse hobbésienne du contrat, et il affirme à plusieurs reprises la primauté de la « puissance de la multitude » comme sujet politique légitime. Mais comment entendre exactement ce dont parle Spinoza dans ces passages fondamentaux ? On pourrait dire qu’il s’agit pour lui de penser les conditions d’un nouveau transfert de droit, un transfert de droit tout à fait différent de celui qui caractérise le contrat tel que Hobbes l’entendait, puisque s’il s’agit toujours pour les individus d’accepter que quelqu’un décide en leur nom, l’instrument juridique n’est plus envisagé comme un moyen de fixer une fois pour toutes les conditions de l’obéissance du peuple au souverain. Nous proposons de dire, en ce sens, que le Hollandais a en vue dans les textes mentionnés de mettre en œuvre les conditions d’un transfert de droit non juridique ; dans un tel dispositif, le droit peut intervenir afin de formaliser les relations interhumaines, il n’en constitue nullement le principe fondateur.
Mais qu’est-ce qui distingue exactement Spinoza dans ces passages décisifs pour l’originalité de sa conception de la vie politique ? Ici l’on peut faire plusieurs remarques.
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Conséquence de la remise en question de l’instance juridique (ce qui ne signifie nullement sa dissolution, son dépassement radical), Spinoza ne réfute nullement la possibilité pour les accords contractuels de s’insérer dans la vie socio-politique, voire, le cas échéant, de régler en partie les modalités de cette dernière : en dépit de sa critique, certains engagements contractuels demeurent valides en tant que tels au sein du rapport social. Mais le Hollandais invite son lecteur à dépasser la centralité du contrat, ce qu’il remet vivement en cause dans ces passages, c’est l’emploi du contrat comme paradigme de la vie socio-politique, ou sa représentation philosophique comme le pivot fondamental entre la vie naturelle et la vie civile. Le contrat est littéralement destitué en tant qu’instrument de production unique du corps civique.
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A l’instar de ce qui se passe dans la doctrine de Hobbes, l’affirmation du contrat social repose, aussi bien dans le chapitre XVI du TTP que dans l’Ethique14, sur le renoncement par les individus à leur droit de nature, ou à une partie de celui-ci. Par là, le contrat repose sur une asymétrie fondamentale entre les gouvernés et le souverain ; c’est la raison pour laquelle il est logique que Hobbes parle de la liberté des « sujets » (Subjects) une fois que le contrat a institué la souveraineté. Ce qui semble se passer dans le TP, c’est précisément un dépassement de cette condition du renoncement à la pleine expression du droit naturel individuel, et par suite une remise en question de l’asymétrie dans la relation entre souverain et citoyens, et, dans les faits, entre gouvernants et gouvernés.
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Les droits civils ne sont plus extorqués aux individus qui s’associent, mais ceux-ci expriment leurs droits naturels, ou plus exactement le rapport politique découle de l’expression de ce qu’il y a de rationnel (cf. TP, II, § 12) dans les droits naturels.
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Spinoza met fin à la théorie hobbésienne de l’autorisation corrélative de la reconnaissance du lien organique unissant le « peuple » à son représentant15. Cette théorie tout à la fois créait la représentation, engendrait l’absoluité de la souveraineté, et provoquait l’asymétrie entre souverain et citoyens. Hobbes partait de l’égalité naturelle des hommes, mais il la faussait dans le mouvement de la théorie contractuelle ; on pourrait dire que Spinoza affirme l’égalité des hommes au sein même du rapport civil. La liberté, comme l’écrira également Rousseau, ne va pas sans l’égalité16. Ainsi, les citoyens, dont l’action civique est désormais conçue d’après leur droit de nature, n’obéissent pas au souverain ; ils n’obéissent qu’à ce que leur dicte leur raison, et en ce sens ils ne s’autorisent que de leur puissance – ce que nous semble vouloir très exactement signifier TP, II, 17.
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Conséquence majeure, les citoyens sont dans la position recommandée par Aristote pour la meilleure cité, à savoir capables tour à tour de commander et d’obéir, de manifester une disposition au commandement et une autre à l’obéissance17. Comparablement, il existe d’après la théorie spinoziste de l’accord civique non contractuel une commutativité complète du pouvoir politique, produite par l’égalité entre souverain et citoyens.
Est-ce à dire que, désormais, les citoyens disposent d’une obéissance conditionnelle au souverain ? Oui et non.
Oui, car, en un certain sens, tel est bien ce qui se passe en fonction de la particularité du consentement à l’ordre civil recommandé par Spinoza : la validité de l’accord politique qui est à la base du nouveau transfert de droit est soumise à celle du consentement des partis, lui-même déterminé en fonction de son « utilité », évaluée par le jugement critique de la raison individuelle. Telle est la conséquence de la mise au premier plan du « consentement commun » évoqué plus haut (cf. TP, II, 17). Hobbes avait aussi fait découler le contrat d’un acte de consentement, mais ce dernier valait une fois pour toutes, tandis que Spinoza paraît vouloir entendre le consentement comme un accord continué effectué en fonction de la vigilance des citoyens à l’égard du souverain chargé de favoriser leurs intérêts ; du fait que l’adhésion des citoyens à l’ordre civil est perpétuellement renégociable, cela revient à limiter étroitement les prérogatives du souverain dans leur condition de possibilité fondamentale. Sur ce point, la comparaison entre Spinoza et Locke s’impose, puisque l’auteur du Second traité du gouvernement civil a fait du consentement individuel et collectif un principe dynamique de fondement du corps civique. Sur un plan plus large, Locke entend penser le principe d’une association (i) qui ne puisse déboucher sur l’esclavage, tant il est contradictoire avec l’idée de l’homme qu’il veuille être dominé ou transformé en objet appropriable par autrui18 ; (ii) qui soit toujours et à tout moment consentie, qui met la communauté sociale comme pleinement en phase avec elle-même19. Locke et Spinoza se retrouvent ici dans une même opposition au pacte pensé par Hobbes, conçu comme pacte de sujétion instaurant par contrat une forme absolue de souveraineté.
(Cependant la définition que donne Locke de la fin de l’association civile – préserver la propriété individuelle20 – même dans la définition élargie de ce terme de propriété (« la vie, la liberté et les biens », énumération à laquelle la Lettre sur la tolérance ajoute « la santé »21, et qui débute par « cette propriété que les hommes ont sur leur personne »22). Le but de l’association civile pour Spinoza, c’est de développer une communauté reposant sur l’accroissement de la puissance, non de la propriété ; ni la constitution de soi ni celle du corps politique, ne peuvent aucunement se concevoir par le biais de la logique de l’appropriation.)
Pourtant, il faut à certains autres égards démentir l’interprétation selon laquelle l’obéissance des citoyens est conditionnelle. Tout au contraire, les développements de TP, III, §§ 4-9 mettent en lumière l’obligation pleine et entière de l’individu vis-à-vis de la cité. Il est fondamental, explique Spinoza, que l’on n’accorde pas au citoyen le droit de décider tout seul de la loi commune. En deux vagues argumentatives distinctes (§§ 4-5 puis 6-9), le Hollandais affirme la nécessité de plier les conduites individuelles à l’ordre civil, d’ailleurs d’une manière qui est tout à fait cohérente avec le projet qui est le sien de déterminer rationnellement cet ensemble hiérarchisé qu’est nécessairement une constitution civile.
Tout se passe à propos de l’adhésion des citoyens à l’ordre civil (et par suite en ce qui concerne leur obéissance à
la loi commune) comme s’il y avait ici une ambiguïté de la thèse spinoziste, qui procède sans doute du caractère équivoque de la notion de « multitude » : quelle structure d’ordre
– et, concrètement parlant, quelle discipline collective – est susceptible de déployer pour sa propre action cette entité que l’on peut également traduire par « la masse », « la
foule », « le nombre » ?
1 TTP, XVI, p. 266.
2 Ethique, IV, 19.
3 TTP, XVI, 265.
4 Voir par exemple TP, III, 14, à propos des conventions internationale, un passage qui paraît au plus près de l’esprit d’un Machiavel (cf. Prince, XVIII).
5 De cive, VI, 1, p. 148.
6 Ibidem, note de Hobbes au § 1, p. 149. Voir également XII, 8, p. 222.
7 Cicéron, De Republica, I, 25, trad. Ch. Appuhn, Paris, Classiques Garnier, 1962.
8 Léviathan, XVI, trad. p. 166.
9 Ne serait-ce qu’à titre d’équivoques ; ainsi, la Constitution de 1958 affirme à l’article 3 : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum », en suggérant que la source populaire de la souveraineté se trouve pour ainsi dire éloignée du principe de ses actions légitimes, à savoir les représentants. Les actes de cet être collectif qu’est le peuple français ne sont régulier que pour autant qu’ils émanent de la tête de l’Etat.
10 Cf. Du contrat social, I, 4-6.
11 TP, II, 9, p. 19.
12 Ibidem, § 10, p. 19.
13 Ibidem, § 17, p. 21 (traduction modifiée).
14 Cf. Ethique, IV, 37, scolie 2.
15 cf. Léviathan, XVII, trad. p. 177 : « …c’est comme si chacun disait à chacun : j’autorise cet homme ou cette assemblée, et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit et que tu autorises toutes ses actions de la même manière ».
16 Cf. Du contrat social, II, 11.
17 Aristote, Politique, III, 4, 1277 a 25 – b 30.
18 Cf. Second Treatise of Governement, II, § 15 ; et surtout IV : « De l’esclavage », en particulier §§ 22 et 23.
19 Ibidem, VIII : « Du commencement des sociétés politiques », 95-98 et 117-119: dans le premier passage, le rapport entre le consentement individuel [the consent of every individual] et la communauté [community] semble tout à fait comparable à la relation qu’entretiennent chez Spinoza les substances individuelles et la « multitude libre ».
20 Ibidem, VII, 85 ; 89 ; IX, 123-124 ; XIX, 222 ; Lettre sur la tolérance, trad. fr. p. 168.
21 Second Treatise, IX, 123, in fine ; Lettre sur la tolérance, op. cit.
22 Second Treatise, XV, 173 : « By property I must be understood here…to mean that property which men have in their persons as well as goods ».