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Tumulti e ordini

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Le blog de Thierry Ménissier


La philosophie politique de Spinoza, introduction

Publié par Thierry Ménissier sur 7 Janvier 2009, 23:35pm

Catégories : #Spinoza

La philosophie politique de Spinoza, introduction



Particularités et enjeux de la philosophie politique de Spinoza

 



La pensée de Spinoza prend rang parmi les grandes doctrines rationalistes du XVIIème siècle, telles celles de Descartes, de Malebranche et de Hobbes ; la place qu’il occupe dépend même de sa manière de réagir à ce que le premier et le dernier nommés ont écrit. En effet, on pourrait dire que si, du point de vue théorique, l’œuvre du premier nommé constitue la matrice à partir de laquelle la pensée spinoziste se construit grâce à un dialogue critique, sur le plan de la philosophie politique, celle du dernier nommé paraît jouer un rôle comparable. Ce jugement est loin d’être faux, ainsi qu’on le verra dans ce cours, et l’on gagne souvent, pour comprendre la pensée de Spinoza, à identifier l’argument correspondant dans le système de Hobbes – on constate alors que, terme à terme, le penseur hollandais commente ou critique effectivement les points forts de la doctrine du philosophie anglais. Mais au-delà, Spinoza s’oppose à l’ensemble de la pensée du droit naturel et au courant contractualiste dans son ensemble (il faut ajouter à Hobbes aussi bien Grotius que Pufendorf, qui le précèdent, que Locke, qui lui fait suite). Or l’on identifie souvent l’esprit de la modernité en philosophie politique avec l’émergence d’une certaine forme de droit naturel et avec le contractualisme. En d’autres termes, Spinoza a engendré une philosophie politique tout à fait originale. Un des enjeux de notre lecture de son œuvre se situe précisément dans la relation qui l’unit à la tradition du rationalisme jusnaturaliste et contractualiste : comment est-il possible que, partant de prémisses comparables, sinon parfois identiques, que celles des penseurs de cette tradition, Spinoza conteste leurs conclusions de manière si radicale, au point de faire œuvre totalement nouvelle ? Le début du Traité politique, débutant par une rupture explicite aussi bien avec les philosophes qu’avec les politiques
1, assume l’ambition d’un dessein nouveau – comment le comprendre ? Et peut-on le comparer avec d’autres passages comparables de l’œuvre spinoziste, mais qui concernent la dimension théorique de l’œuvre ?2


Il apparaît rapidement que l’originalité du philosophe d’Amsterdam repose (1) sur la volonté de construire une politique de l’immanence ; (2) sur la volonté de reconnaître aux passions une place tout à fait nouvelle dans le dynamisme social et politique.


Concernant le premier point, l’entreprise spinoziste s’apparente à celle d’un autre grand original de la tradition européenne, Machiavel, auquel le penseur hollandais rend un hommage appuyé, chose rare chez lui, et dont il s’inspire profondément – pourtant, elle est sans précédent dans le champ de la philosophie rationaliste (champ auquel n'appartient pas Machiavel). Il s’agit en effet de construire une philosophie politique à la fois descriptive et prescriptive qui ne doive rien à une quelconque transcendance, qu’il s’agisse de celle de Dieu, de celle de la souveraineté politique, de celle du droit et du contrat. La question est alors de savoir comment faire coexister les volontés individuelles, et, mieux encore, comment faire agir ensemble des hommes que leurs intérêts paraît séparer sinon opposer, sans assujettir les individus à une quelconque transcendance devant laquelle ils devraient s’incliner. L’enjeu de cette recherche, on le pressent, est donc une certaine idée de la liberté individuelle et collective, que paraît résumer la célèbre formule : multitudinis potentia, que l’on traduit par « la puissance du grand nombre », ou celle « de la masse », ou celle « de la multitude »
3. A elle seule, la multitude constituerait une puissance valable comme principe d’une souveraineté sur laquelle pourraient s’établir la société et l’Etat. Il est donc capital de déterminer comment une telle puissance est capable de se substituer aux transcendances admises par la tradition philosophique. On verra que la réponse à la question est notamment inscrite dans la définition spinoziste de l’activité philosophique comme tentative de compréhension de la nature, et, bien entendu, dans la définition de la nature elle-même. Dieu, la nature et les substances individuelles sont également caractérisés par le penseur hollandais comme des formes de la potentia. Ainsi sommes-nous conduits à nous demander quels liens existent entre les dimensions métaphysique et politique de l’œuvre spinoziste. La promesse délivrée par cette dernière est de donner accès à une théorie politique moniste, dont les effets permettent ce qu’on pourrait nommer un matérialisme non réducteur, capable par exemple de donner à comprendre l’effectivité des jeux de pouvoir issus de l’imagination des hommes. D’un autre côté, il est notable que c’est dans une telle promesse que se sont reconnus des penseurs contemporains qui ont été également inspirés par Marx (par exemple, Antonio Negri). Il est donc très intéressant de savoir qu’est-ce qui, dans la philosophie politique de Spinoza, est susceptible d’être important par la Modernité, en tant que celle-ci tente précisément de se débarrasser de toute transcendance en matière politique.


Il semble que dans le deuxième point se tienne une des conditions de possibilité du premier : constituer une politique de l’immanence est possible en fonction d’une théorie qui donne aux passions un rôle fondamental dans la description de la vie sociale et politique. La philosophie spinoziste des passions permet en effet de comprendre de manière critique les phénomènes communément considérés comme relevant de la transcendance. Par exemple, les effets politiques de la religion reposent moins sur la révélation du pouvoir de Dieu que sur la combinaisons de certaines passions cardinales, telles l’espérance, la crainte et l’amour ; autre exemple, bien que l’idée de contrat social ait permis à Hobbes d’instituer une norme de souveraineté absolue, la même idée, réutilisée dans le cadre de la théorie spinoziste des passions, se voit comme purgée de toute transcendance. Sur ce point, il est tentant de rapporter la pensée de Spinoza au mouvement politique et idéologique du libéralisme, car elle semble l’anticiper en ce qu’il précisément consisté à repérer puis à promouvoir les dynamiques passionnelles qui permettent à la société de s’auto-organiser de manière indépendante vis-à-vis de toute tutelle théologique ou politique. Par exemple, la doctrine spinoziste de la tolérance développée dans le Traité théologico-politique paraît tout à fait proche, dans ses conditions théoriques comme ses effets pratiques, des développements de Locke dans la Lettre sur la tolérance et dans le Second traité du gouvernement. Ici, ce qui est intéressant, c’est de se demander ce qui rapproche Spinoza et la tradition des Locke, Mandeville, Hume et Smith, mais aussi ce qui les sépare. En particulier, comment le penseur hollandais réussit-il à concilier une philosophie qui est une éthique rationaliste et une doctrine des passions qui fait songer à la théorie libérale ?


En fin de compte, la plus grande originalité de Spinoza réside peut-être dans sa manière de penser la condition pleinement politique de l’homme. Être singularisé dans l’usage de sa raison comme dans ses affects, l’homme gagne cependant à concevoir son action comme commune : l’individualité la plus authentique, la plus pleine et entière, est celle qui se comprend comme collective, puisque autrui augmente la puissance individuelle d’agir. Mieux que personne, le penseur hollandais a mis en lumière le fait que la dimension politique couronne l’anthropologie philosophique spinoziste, parce que l’agir commun consacre les potentialités de l’individualité ; la signification de l’expression « multitudinis potentia » ne serait donc pas moins politique que métaphysique, elle concernerait à la fois l’agir commun et la nature de la subjectivité. Cette relation entre l’individualité et la collectivité doit être interrogée sous l’angle philosophique aussi bien que sous l’angle politique : d’une part, grâce à elle, la notion d’individualité ne reçoit-elle pas une définition nouvelle et très originale, très différents de l’individualisme typique du libéralisme ?
4 Quelles sont les relations entre la « puissance de la multitude » et les potentialités recelées par l’individualité ? De l’autre, ne permet-elle pas de concevoir la philosophie comme pleinement politique, ou bien, mieux encore, une politique totalement inspirée par la philosophie ? En retour, que signifie le projet d’une philosophie qui est « depuis toujours » une philosophie politique ? Est-ce en cela – dans cet aller-retour permanent, ou dans ce lien structurel entre la préoccupation de penser l’être ensemble et l’exigence philosophique – que Spinoza a réalisé, selon l’expression de Deleuze, une « philosophie pratique »5 ?




1
Traité politique, I, 1-2 ; sur ce début du traité, voir le commentaire d’Alexandre Matheron dans son article « Spinoza et la décomposition de la politique thomiste. Machiavélisme et utopie », dans Anthropologie et poligtique au XVIIème siècle (Etudes sur Spinoza), Paris, Vrin-Reprise, 1986.

2 Voir Traité de la Réforme de l’Entendement, §§ 1-11, p. 5-11.

3 Traité politique, notamment II, 17 et III, 7.

4 Voir sur ce point l’article d’Etienne Balibar, « Individualité et transindividualité chez Spinoza », dans Pierre-François Moreau (dir.), Architectures de la raison. Mélanges offerts à Alexandre Matheron, Paris, E.N.S. Editions, 1996.

5 Cf. Gilles Deleuze, Spinoza. Philosophie pratique, Paris, Editions de Minuit, 1981

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H
Travaillant sur l'évolution de la pensée politique d'Antonio Negri je retrouve dans l'article sur la philosophie pratique de Spinoza, le concept clef dans l'oeuvre de Negri, celui de la multitutude, qui apparaît même dans le titre de son ouvrage excellent Kairos, Multitudine,Alma Venus, où il développe la conception très actuelle du prolétaire intellectuel.
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